Publication du rapport d’enquête R19C0015 – Yoho

Notes d’allocution – R19C0015 (Yoho)

Le texte prononcé fait foi.

Paul Treboutat

Introduction

Le 4 février 2019, un train-bloc céréalier de la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique composé de 112 wagons-trémies chargés a déraillé en descendant une pente abrupte en montagne près de Field, en Colombie-Britannique. Trois membres de l’équipe de train ont été mortellement blessés. [pause] Nous offrons nos plus sincères condoléances aux personnes ayant perdu un être cher dans cet accident.

Aujourd’hui, en plus d’expliquer ce qui s’est passé durant cet accident et pourquoi, le Bureau de la sécurité des transports du Canada émet 3 recommandations visant à rendre l’exploitation des trains en montagne par temps froid plus sécuritaire.

Plus particulièrement, nous recommandons :

  • des normes d’essai plus rigoureuses et des exigences de maintenance en fonction du temps pour les cylindres de frein des wagons de marchandises exploités sur des pentes descendantes abruptes par température ambiante froide;
  • l’installation de freins d’immobilisation en stationnement sur les wagons de marchandises, en priorisant l’installation en rattrapage sur les wagons utilisés dans les trains-blocs de marchandises en vrac exploités en terrain montagneux; et
  • que la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique démontre à Transports Canada qu’elle cerne efficacement les dangers, évalue les risques connexes et met en œuvre des mesures d’atténuation, en utilisant toute l’information disponible.

J’aimerais rappeler aux Canadiens qu’en vertu de notre loi habilitante, le seul objectif du BST est de promouvoir la sécurité des transports, en menant des enquêtes indépendantes, en déterminant les causes et les facteurs contributifs, en cernant les lacunes de sécurité et en émettant des recommandations pour les corriger. Nous n’attribuons ni ne déterminons les responsabilités civiles ou pénales.

Je vais maintenant vous expliquer ce qui s’est passé le jour de l’accident et ce que nous avons découvert durant notre enquête.

L’événement

Le 3 février 2019, vers 14 h 30 (heure locale), le train 301 du Canadien Pacifique quittait Calgary, en Alberta, pour se diriger en direction ouest vers Field, en Colombie-Britannique, à destination de Vancouver. Cette route fait partie du corridor principal du CP menant à la côte ouest et est caractérisée par des pentes abruptes et des courbes prononcées qui traversent des montagnes. Avant de quitter Calgary, le train a été soumis à un essai des freins à air obligatoire, et le résultat de l’essai était satisfaisant.

Le train était exploité dans des températures extrêmement froides, inférieures à moins 25 degrés Celsius. Vers 21 h 30, le train a commencé à descendre la pente de Field Hill, d’une longueur de 13,5 milles. Lorsque le train s’est retrouvé sur la partie de la pente la plus abrupte, il n’a pas pu maintenir la vitesse maximale de 15 mi/h ni rester en dessous de cette vitesse. Quand la vitesse a atteint 21 mi/h, l’équipe de train a serré les freins d’urgence, conformément aux procédures d’exploitation de la compagnie de chemin de fer. Le train s’est immobilisé à Partridge vers 21 h 50. À partir de là, il restait environ 9 milles de pente en montagne jusqu’à Field.

Une fois le train immobilisé, il a été décidé de régler les robinets de retenue de pression au cylindre de frein sur 84 des 112 wagons uniquement, plutôt que de régler les robinets de retenue en plus de serrer les freins à main. Cette façon de faire visait à faciliter la remise en marche du train en desserrant les freins et en permettant au système de freins à air de se recharger pendant que le train descendait la pente : il s’agit d’une opération appelée desserrage et resserrage des freins en descente, ou release and catch. Puisque l’équipe approchait la fin de son quart de travail, une équipe de relève a été appelée pour prendre les commandes du train et terminer le voyage jusqu’à Field.

L’équipe de relève était composée d’un mécanicien de locomotive, d’un chef de train et d’un stagiaire. Lorsqu’ils sont arrivés à Yoho, qui était le point d’accès routier le plus près du train, vers 22 h 45, la température était de moins 28 degrés. À partir de là, ils ont été transportés jusqu’au train, qui était à environ 2,5 milles à l’est, au moyen d’un véhicule sur rail. Toutefois, en raison de délais, ce n’est qu’à 0 h 20 qu’ils sont arrivés au train. Pendant ce temps, la pression au cylindre de frein du système de freins à air diminuait, ce qui réduisait la capacité du système de freinage à garder le train immobilisé sur la pente.

L’équipe de relève a pris les commandes du train et se préparait à poursuivre le voyage lorsque le train a commencé à avancer très lentement vers 0 h 42. Le train a accéléré graduellement de façon non contrôlée sur la pente abrupte, atteignant 53 mi/h, une vitesse bien au-delà de la vitesse maximale autorisée pour ce tronçon de voie. À cette vitesse, le train n’a pas pu franchir la courbe prononcée de 9,8 degrés juste avant le pont de la rivière Kicking Horse. Deux locomotives et 99 wagons ont déraillé, et les 3 membres de l’équipe de relève ont subi des blessures mortelles.

Maintenant, je vais aborder les principaux faits établis de notre enquête.

Plusieurs facteurs ont contribué à la détérioration de l’efficacité du freinage. Même si le train avait réussi l’essai de frein obligatoire à Calgary avant son départ, ces essais ont des limites; ils permettent de vérifier si les freins se serrent et se desserrent, mais ils ne permettent pas d’évaluer leur efficacité, particulièrement dans des températures ambiantes froides.

D’après le poids du train, la déclivité de la voie et la distance d’arrêt, l’enquête a permis de déterminer que l’efficacité du freinage du train durant l’arrêt d’urgence était d’environ 60 à 62 %.

Après que le train fut resté stationnaire sur Field Hill pendant environ 3 heures, l’effort de freinage s’était détérioré à 40 % de l’effort de freinage maximal, et les freins ne pouvaient plus retenir le train sur la pente abrupte. Les facteurs principaux étaient le temps écoulé, les températures extrêmement froides et la fuite de pression au cylindre de frein. Comme les freins à main n’avaient pas été serrés, une fois que la fuite de pression au cylindre de frein a atteint un seuil critique, le train a commencé à avancer par lui-même.

L’enquête a permis de déterminer que plus tôt durant le voyage en provenance de Calgary, et juste avant l’arrêt d’urgence, une augmentation de la demande d’air des locomotives après le serrage des freins a été remarquée. Les augmentations du débit d’air lors du serrage des freins, comme les appellent les experts en freinage, peuvent indiquer une fuite dans le système de freins à air, une anomalie ou un desserrage accidentel des freins sur un train. Même si l’augmentation a été abordée avec le coordonnateur de trains durant une séance de briefing après l’arrêt d’urgence, la situation n’était pas considérée comme étant problématique.

Afin de préparer la remise en marche du train, et parce qu’il s’agissait d’un premier arrêt d’urgence, les facteurs critiques comme la température ambiante, le rendement du système de freins et l’importance des augmentations du débit d’air n’ont pas été pris en compte. Aussi, on n’a utilisé que les robinets de retenue plutôt que les robinets en plus des freins à air. Dans cet événement, la formation et l’expérience du coordonnateur de trains ne l’ont pas préparé à évaluer les circonstances ni à prendre la décision qu’on lui avait confiée.

Je vais maintenant vous expliquer les mesures qui doivent être prises pour rendre l’exploitation hivernale des trains en montagne plus sécuritaire.

Après cet accident, et pendant que l’enquête du BST était en cours, Transports Canada et la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique ont pris des mesures de sécurité.

Transports Canada a lancé plusieurs initiatives. L’une d’entre elles consistait à émettre un arrêté ministériel exigeant que les équipes de trains immobilisés au moyen d’un serrage d’urgence sur une pente de 1,8 % ou plus serrent immédiatement un nombre suffisant de freins à main avant de recharger le système de freins à air. L’arrêté ministériel a été révoqué lorsque l’exigence a été intégrée à la règle 66 du Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada.

Le Canadien Pacifique :

  • a révisé les procédures de conduite des trains pour la subdivision de Laggan en ce qui concerne l’utilisation des robinets de retenue et des freins à main avant de rétablir les systèmes de freinage après un serrage d’urgence des freins sur les pentes en terrain montagneux; et
  • a surveillé la température des roues de tous les trains céréaliers circulant vers l’ouest et passant devant les détecteurs installés sur les subdivisions de Laggan et de Mountain, ce qui a entraîné la mise hors service et l’envoi en réparation de plus de 5000 wagons céréaliers.

Toutefois, il faut faire plus. Le Bureau émet donc aujourd’hui trois recommandations visant les risques systémiques pour la sécurité qui ont été cernés dans cette enquête.

Recommandation – exigences de maintenance en fonction du temps pour les cylindres de frein

La première recommandation vise les normes d’essai et les exigences de maintenance en fonction du temps pour les cylindres de frein. Dans cet événement, de l’air comprimé fuyait des cylindres de frein sur les wagons de marchandise; la situation s’est aggravée en raison de leur âge et leur condition, ainsi qu’en raison de la température extrêmement froide. Ces facteurs ont réduit la capacité du système de freins à air à contrôler la vitesse du train et à garder le train immobile sur la pente descendante.

Pour réduire le risque que l’air des cylindres de frein des wagons de marchandise fuie de manière excessive, il est essentiel que les trains soient soumis à des essais et soient entretenus périodiquement. Au fil des années, l’approche de l’entretien des cylindres de frein adoptée par le secteur est devenue une approche d’entretien préventif. Toutefois, en l’absence d’entretien périodique planifié, les fuites aux cylindres de frein peuvent compromettre l’exploitation sécuritaire d’un train lorsqu’un serrage soutenu des freins est nécessaire, en particulier par températures froides.

Par conséquent, le Bureau recommande que Transports Canada établisse des normes d’essai rigoureuses et des exigences de maintenance en fonction du temps pour les cylindres de frein des wagons de marchandises exploités sur des pentes descendantes abruptes par température ambiante froide.

Recommandation – freins d’immobilisation en stationnement

Je vais maintenant passer à notre deuxième recommandation. [pause]

Les mouvements non planifiés et non contrôlés de matériel roulant ferroviaire préoccupent le BST depuis un certain temps. De 2010 à 2019, on a signalé 589 événements de cette nature au BST. Notre enquête sur l’accident tragique de Lac-Mégantic démontre que ces événements présentent un risque important et peuvent avoir des conséquences catastrophiques.

Le BST est toujours préoccupé par le fait que les mécanismes de défense en place ne sont pas suffisants pour réduire le nombre de mouvements non contrôlés et améliorer la sécurité. C’est pourquoi on a ajouté cet enjeu à notre Liste de surveillance en 2020.

Il existe aujourd’hui de nouvelles technologies visant à améliorer le rendement des freins de trains que les chemins de fer nord-américains peuvent adopter. Les freins d’immobilisation en stationnement sont l’une de ces nouvelles technologies. Ils ont été mis à l’essai, et leur utilisation a été approuvée, mais ils ne sont pas utilisés de manière généralisée. Les freins d’immobilisation en stationnement verrouillent mécaniquement les freins en position serrée sur chaque wagon lorsque la pression dans la conduite générale est épuisée, comme c’est le cas durant un serrage d’urgence des freins. Les fuites au cylindre de frein n’ont aucune incidence sur la performance des freins d’immobilisation en stationnement; ces freins peuvent retenir un train sur une pente abrupte indéfiniment. Ils permettent aussi de réduire la charge de travail des équipes, qui n’ont pas besoin de serrer les freins à main sur chaque wagon manuellement.

Jusqu’à ce que des mécanismes de défense physiques comme les freins d’immobilisation en stationnement soient adoptés partout dans le réseau ferroviaire canadien, il y a un risque qu’un mouvement non contrôlé se produise si un train n’est pas immobilisé adéquatement, et particulièrement sur une pente abrupte, où l’on ne peut pas évaluer l’efficacité des freins à main. Par conséquent, le Bureau recommande que Transports Canada exige que les chemins de fer de marchandises canadiens dressent et mettent en œuvre un échéancier d’installation de freins d’immobilisation en stationnement sur les wagons de marchandises, en priorisant l’installation en rattrapage sur les wagons utilisés dans les trains-blocs de marchandises en vrac exploités en terrain montagneux.

Recommandation – gestion de la sécurité par le CP

Notre troisième recommandation émise aujourd’hui concerne la gestion de la sécurité par le Canadien Pacifique.

Le Règlement sur le système de gestion de la sécurité ferroviaire de Transports Canada exige que les compagnies de chemin de fer mènent des évaluations des risques, particulièrement lorsqu’une lacune de sécurité a été cernée. Pour ce faire, les compagnies de chemin de fer doivent continuellement analyser leurs activités, les tendances actuelles ou nouvelles, et toute situation récurrente.

La gestion de la sécurité est également un enjeu sur la Liste de surveillance du BST.

Pendant plusieurs années, les équipes de train ont présenté au Canadien Pacifique des rapports sur les dangers pour la sécurité relatifs au freinage inefficace des trains-blocs céréaliers durant la descente de Field Hill par temps froid. Cependant, d’année en année, ces rapports étaient fermés alors qu’aucune évaluation des risques n’avait été menée et qu’aucune mesure corrective adéquate n’avait été prise. La veille de l’accident, le mécanicien de locomotive qui a perdu la vie avait descendu Field Hill à bord d’un train céréalier en utilisant toute la capacité de freinage disponible. Le rapport sur les dangers pour la sécurité qu’il avait dressé concernant cet événement a été récupéré sur le site de l’accident.

Tant que la culture de sécurité générale et le cadre de gestion de la sécurité du CP n’incluront pas des moyens de cerner les dangers de façon exhaustive, notamment par l’examen des rapports de sécurité et de l’analyse des tendances des données, et d’évaluer les risques avant d’apporter des changements opérationnels, le système de gestion de la sécurité du Canadien Pacifique ne sera pas pleinement efficace.

Par conséquent, le Bureau recommande que Transports Canada exige que la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique démontre que son système de gestion de la sécurité permet de cerner efficacement les dangers résultant des opérations, en utilisant toute l’information disponible, comme les signalements de dangers par les employés et les tendances des données; qu’il évalue les risques connexes; et qu’il mette en œuvre des mesures d’atténuation et en valide l’efficacité.

Conclusion

Cet accident tragique survenu sur Field Hill démontre, encore une fois, que les mouvements non contrôlés de matériel roulant présentent un énorme risque pour la sécurité des activités ferroviaires au Canada. Il est évident qu’on doit en faire plus pour réduire les risques posés aux employés des compagnies de chemin de fer et à la population canadienne, pour réduire les pertes de vie évitables, et pour améliorer la sécurité et la résilience au sein de ce secteur essentiel à la chaîne d’approvisionnement au Canada.

Merci.