Abordage
entre le vraquier auto-déchargeur « AGAWA CANYON »
et le pétrolier « EMERALD STAR »
à Sault Ste. Marie, Michigan, États-Unis
Le Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) a enquêté sur cet événement dans le but de promouvoir la sécurité des transports. Le Bureau n’est pas habilité à attribuer ni à déterminer les responsabilités civiles ou pénales. Le présent rapport n’est pas créé pour être utilisé dans le contexte d’une procédure judiciaire, disciplinaire ou autre. Voir Propriété et utilisation du contenu.
Résumé
En arrivant à l'écluse MacArthur à Sault Ste. Marie, Michigan, le vraquier descendant « AGAWA CANYON » chargé d'une pleine cargaison, a heurté de son épaule bâbord le flanc bâbord du pétrolier remontant le « EMERALD STAR » qui venait de quitter l'écluse Poe voisine. Au moment de l'abordage, les deux navires se trouvaient entre les murs des écluses et avaient augmenté leur vitesse : le « AGAWA CANYON » pour manoeuvrer plus facilement et le « EMERALD STAR » pour éviter l'abordage. Les deux navires ont conservé leur étanchéité et l'accident n'a pas fait de pollution. Cependant, il y avait un risque important du fait qu'on était en train de dégazer deux des citernes de tribord du « EMERALD STAR ».
This report is also available in English.
Renseignements de base
"AGAWA CANYON" | "EMERALD STAR" | |
---|---|---|
Port d'immatriculation | Sault Ste. Marie (Ontario) | Halifax (Nouvelle-Écosse) |
Pavillon | Canada | Canada |
Numéro d'immatriculation | 331081 | 814361 |
Type | Vraquier auto-déchargeur | Pétrolier |
Jauge bruteNote de bas de page 1 | 16 290 tonneaux | 6,262 tonneaux |
Longueur | 193 m | 118 m |
Tirant d'eau | Avant : 7,84 m Arrière : 7,89 m | Avant : 3,25 m Arrière : 5,6 m |
Construction | 1970, Collingwood (Ontario) | 1992, Wismar, Allemagne |
Groupe propulseur | Un diesel Fairbanks Morse de 8 503 kW entraînant une hélice à pas variable | Un diesel B&W de 3 700 kW entraînant une hélice à pas variable |
Propulseur d'étrave | oui | oui |
Équipage | 26 personnes | 16 personnes et 1 surnuméraire |
Propriétaire enregistré | Algoma Central Corporation Sault Ste. Marie (Ontario) | Rigel Shipping Canada Inc., Halifax (Nouvelle-Écosse) |
Circonstances entourant l'accident
Le « AGAWA CANYON »
Le « AGAWA CANYON » est un vraquier auto-déchargeur dont la passerelle, placée à l'avant, offre un champ de vision dégagé. Avec une pleine cargaison de 22 000 tonnes de potasse, le navire navigue au tirant d'eau maximum autorisé sur la voie maritime. La distance d'arrêt du navire avec pleine cargaison à une vitesse de 6,5 noeuds est de 1,2 mille, et de 0,8 mille à 4 noeuds.
Le 10 avril 1998, le navire, qui fait route vers Burns Harbour, Indiana, arrive à l'écluse MacArthur à Sault Ste. Marie, Michigan. Le vent souffle du nord-ouest à une vitesse variant entre 10 et 12 noeuds et la visibilité est bonne. Selon le maître-éclusier, la vitesse initiale d'approche du navire à l'extrémité ouest du secteur du canal semble plus élevée que la normale. La vitesse semble normale au capitaine. Une fois l'allure du navire réduite, on estime que la vitesse d'approche se situait, selon l'information recueillie, entre 3 et 3,5 noeuds.
Vers 16 h 27, heure avancée de l'Est (HAE)Note de bas de page 2, le navire approche du mur des écluses, du côté tribord, et se trouve à quelque 550 m à l'ouest du pont International. Le capitaine et le timonier sont sur la passerelle et deux préposés aux amarres débarquent en emportant des filins porte-amarre qui sont fixés aux amarres du navire.
Les préposés aux amarres aident à la manoeuvre en plaçant sur les bollards des amarres sur lesquelles on agit ensuite au moyen des treuils du navire pour les tendre, les choquer ou les relâcher au fur et à mesure que le navire avance à l'aide des machines et du propulseur d'étrave.
Le point d'approche le plus proche du mur est estimé à 3,5 m à l'avant et 3 m à l'arrière. Au début, on se sert du propulseur d'étrave sporadiquement pendant que le navire continue d'avancer et qu'on augmente son allure peu à peu. Incapables de suivre le navire à pareille vitesse, les préposés aux amarres lâchent les filins. On augmente peu à peu la vitesse du navire à plus de 6 noeuds pour essayer de ramener contre le mur l'avant du navire qui s'est éloigné vers bâbord tandis que l'arrière est happé par l'effet de succion de la bergeNote de bas de page 3. Le propulseur d'étrave fonctionne sans arrêt, mais à cette vitesse, il n'est pas très efficace. Le navire, ainsi privé du moyen de serrer le mur, continue à se déplacer vers bâbord, créant un coussin sur l'avant tribord du navire. On tente en vain de ramener l'avant du navire contre le mur en augmentant la vitesse à 7 noeuds. Selon l'information recueillie, on n'essaie pas de battre en arrière parce que le capitaine craint l'effet de succion de la berge sur l'arrière et de peur que le navire n'embarde sur bâbord et ne vienne en travers du canal. Le navire continue de se déplacer vers bâbord, s'éloignant de plus en plus du mur, et coupe la route du pétrolier remontant « EMERALD STAR ».
À 16 h 34 min 12 s, le « EMERALD STAR », qui vient de quitter l'écluse Poe voisine et longe le mur de la jetée centrale ouest, est prévenu par le « AGAWA CANYON » sur la voie 14 de la radio VHF que le « AGAWA CANYON », dont l'arrière est aspiré par le mur à cause de l'effet de succion de la berge, a de la difficulté à manoeuvrer. On demande aussi au « EMERALD STAR » de s'écarter le plus possible vers tribord afin de donner au « AGAWA CANYON » plus d'espace pour manoeuvrer. À 16 h 35 min 11 s, les deux navires s'abordent : l'avant bâbord du « AGAWA CANYON » heurte obliquement le flanc bâbord du « EMERALD STAR » entre les ballasts nos 1 et 2.
L'abordage survient à un angle de 25 à 30 degrés par rapport à l'axe longitudinal du « EMERALD STAR », à une vitesse estimée entre 5,5 et 6 noeuds; la vitesse de rapprochement des deux navires étant de 11 ou 12 noeuds. Alors que l'épaule bâbord du « AGAWA CANYON » racle le flanc du « EMERALD STAR », on mouille délibérément l'ancre de bossoir tribord du « AGAWA CANYON » (un maillon, soit environ 0,28 m de chaîne dans l'eau). L'abordage se produit par 46°30′09″ N et 084°21′28″W, à quelque 240 m à l'est du pont International.
Pour empêcher l'arrière du « AGAWA CANYON » de heurter le « EMERALD STAR », on place brièvement les commandes de la machine du « AGAWA CANYON » à en avant toute en mettant la barre à gauche. Après avoir paré l'arrière du « EMERALD STAR », le « AGAWA CANYON » heurte, à 16 h 36 min 2 s, le mur nord avec une certaine force à 137 m de l'entrée de l'écluse Poe. L'abordage entre les navires cause des renfoncements de 6 m de longueur au bordé extérieur et aux pièces internes connexes à la hauteur du pont du gaillard. La collision avec le mur cause des dommages correspondants plus importants à la ligne de flottaison et au-dessous de cette ligne.
Le navire est ensuite amarré à la jetée centrale ouest pour attendre l'inspection des autorités compétentes. Aucun autre navire n'est retardé.
Le « EMERALD STAR »
Le « EMERALD STAR » est un pétrolier dont la passerelle et les emménagements sont placés à l'arrière et qui offre une vue dégagée vers l'avant. Conformément à la Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires (MARPOL) et aux règlements d'application de la Oil Pollution Act of 1990 des États-Unis, le « EMERALD STAR » est muni de ballasts et de compartiments morts latéraux et de double-fond. Sa distance d'arrêt sur lest est de 457 m à une vitesse de 6,7 noeuds et de 117 m à 3,5 noeuds.
Après avoir déchargé quelque 2 800 tonnes métriques d'essence et environ 4 400 tonnes métriques de carburant diesel no 2, le navire quitte Sault Ste. Marie (Ontario) à destination de Thunder Bay (Ontario). Le voyage se déroule sans incident jusqu'au départ de l'écluse Poe. Le maître-éclusier autorise le « EMERALD STAR » à sortir de l'écluse à 16 h 28. Le capitaine du « EMERALD STAR» assure la conduite du navire. Le timonier se trouve également sur la passerelle; l'homme de veille s'y trouve sporadiquement.
Habituellement, un navire mesurant de 222 m à 304 m de longueur met une dizaine de minutes à sortir de l'écluse. Le « EMERALD STAR » est un navire plus petit et il est sur lest. Il met quelque six minutes à dégager l'écluse (vers 16 h 34) à une vitesse estimée à quelque 6 mi/h. Selon l'information recueillie, pendant qu'il quitte l'écluse Poe, les opérations de nettoyage et de dégazage des citernes à cargaison tribord nos 2 et 4 se déroulent. Selon le capitaine, les opérations de dégazage n'ont commencé qu'une fois que le navire eut dégagé l'écluse. Selon les témoins, les opérations de dégazage ont commencé avant que le navire quitte l'écluse. De toute façon, dans un cas comme dans l'autre, les opérations de dégazage se sont déroulées à proximité de l'écluse.
Selon l'information recueillie, le maître-éclusier a appelé (avec la radio VHF) le « EMERALD STAR » qui quittait l'écluse pour lui faire part de ses inquiétudes concernant les manoeuvres du « AGAWA CANYON ». En raison d'un problème technique, cette communication n'a pas été enregistrée et il n'a pas été possible de confirmer la réception du message. Le maître-éclusier a également indiqué qu'au moment où le « EMERALD STAR » remontant dégageait l'écluse, le « AGAWA CANYON » débarquait les deux préposés aux amarres, à l'ouest du pont International.
À 16 h 34, on informe le centre de contrôle des opérations de l'écluse des chutes de la St. Marys que le « EMERALD STAR » est sorti de l'écluse Poe. Quelque 14 secondes plus tard, le capitaine du « EMERALD STAR » reçoit un appel sur la radio VHF. C'est le « AGAWA CANYON » qui lui apprend pour la première fois que le « AGAWA CANYON » a du mal à manoeuvrer. Le capitaine du « EMERALD STAR » avait observé plus tôt le « AGAWA CANYON » faire ce qui lui a semblé être un accostage inhabituel au mur , mais il se concentrait alors sur les manoeuvres de son propre navire. Il ne demande pas d'explications et ne communique pas avec le « AGAWA CANYON » pour s'assurer que tout va bien. Il décide plutôt d'augmenter l'allure de son navire dans l'espoir d'éviter l'abordage en manoeuvrant pour passer dans l'espace de plus en plus restreint qui reste entre l'avant du « AGAWA CANYON » et le mur de la jetée centrale ouest. Le propulseur d'étrave n'est pas utilisé.
Le « EMERALD STAR » vient d'abord sur tribord avant d'abattre rapidement vers bâbord une trentaine de secondes plus tard pour diminuer l'angle d'impact. On n'utilise pas le sifflet d'avertissement pour prévenir l'équipage du navire et le personnel des écluses du danger qui les guette. On ne sonne pas l'alarme générale dans les compartiments internes du navire non plus. À 16 h 35 min 11 s, les deux navires s'abordent. Selon les estimations, la vitesse du « EMERALD STAR » à ce moment-là se situe entre 6 et 6,5 noeuds. Sous le choc, le « EMERALD STAR » est repoussé d'environ 10 m sur tribord. Le navire réussit cependant à avancer rapidement, ce qui lui permet de ne pas rester coincé entre l'avant du « AGAWA CANYON » et la jetée centrale ouest.
Après l'accident, le « EMERALD STAR » présente entre autres un renfoncement dans le bordé de côté et on note le soulèvement du bordé du pont principal au droit d'un chaumard. Les ballasts et les compartiments morts latéraux ont permis d'amortir le choc, et grâce à eux les répercussions de l'abordage ont été moins graves. L'accident n'a pas fait de pollution.
Efficacité du propulseur d'étrave
Les deux navires étaient munis de propulseurs d'étrave. Le rendement des propulseurs d'étrave varie cependant avec la vitesse du navire. Leur efficacité est optimale lorsque le navire n'a pas d'erre, elle est réduite de moitié à 3 noeuds et elle est nulle à 5 noeuds.
Défenses des murs du canal
Une fois que l'épaule bâbord du « AGAWA CANYON » a paré l'arrière du « EMERALD STAR », le « AGAWA CANYON » a raclé le mur opposé avec une telle force que les grosses défenses en bois ont brièvement pris feu jusqu'à ce que la lame formée par le navire se rapprochant du mur éteigne les flammes. Les dommages ont été considérables. Les défenses récemment installées ont été broyées et éventrées par endroit sur une longueur d'environ 40 m. Le béton a également été abîmé à certains endroits.
Brevets et certificats
Le capitaine du « AGAWA CANYON » était titulaire d'un brevet canadien de capitaine, eaux intérieures, depuis 1981. Il a navigué par intermittence comme capitaine ainsi que comme troisième, deuxième et premier lieutenant pendant sa carrière d'une trentaine d'années. Il commandait le « AGAWA CANYON » depuis un an. Au moment des faits, il était frais et dispos. Un récent examen médical exigé par la compagnie avait démontré qu'il était apte à exercer ses fonctions.
Le capitaine du « EMERALD STAR » était titulaire d'un brevet canadien de capitaine de caboteur délivré en 1968. Depuis 1968, il a navigué comme capitaine sur divers navires. Il naviguait sur des pétroliers depuis une vingtaine d'années. Il commandait le « EMERALD STAR » depuis le 13 février 1998 et il était capitaine pour cette même compagnie depuis le 31 janvier 1997. Au moment des faits, il était frais et dispos. Un examen médical exigé par la compagnie avait démontré qu'il était apte à exercer ses fonctions.
La voie de navigation et l'écluse des chutes de la St. Marys
Le canal de la jetée sud-ouest sert de voie d'entrée et de sortie de l'écluse Poe et de l'écluse MacArthur. Il fait 92,65 m de largeur et sa profondeur est limitée à 8,53 m. Les écluses sont administrées et exploitées par le United States Army Corps of Engineers. Elles ne font pas partie du réseau canado-américain de la voie maritime. Le Règlement sur la voie maritime ne s'applique donc pas à ces écluses. Aucun des deux navires n'était tenu d'avoir un pilote à son bord.
L'eau dans les écluses Poe et MacArthur était calme et le niveau de l'eau était élevé (étale). Il n'y avait aucun courant au moment de l'accident.
La limite de vitesse réglementaire pour pénétrer dans les écluses est de 2,5 mi/h; elle est de 6 mi/h pour en sortir.
Il n'était pas interdit aux navires de nettoyer ou de dégazer les citernes pendant la traversée des écluses, et les navires n'étaient pas tenus de signaler ces activités aux autorités des écluses si elles se déroulaient. Par contre, en vertu du Règlement sur la voie maritime, ces activités sont interdites et doivent être signalées aux autorités.
Après un quasi-abordage en 1996, l'administration des écluses a donné aux maîtres-éclusiers des instructions énoncées dans une note de service interne émise par le United States Army Corps of Engineers demandant qu'on interdise à un pétrolier de quitter une écluse vers l'amont lorsqu'un navire descendant y entre, à moins que ce navire descendant ne soit amarré. Cette directive s'applique également dans l'autre direction. Cette information n'a pas été publiée dans des avis à la navigation et n'a donc pas été diffusée aux navires; la réglementation n'exige pas que cette information soit publiée. Dans le cas à l'étude, le maître-éclusier a permis au pétrolier de quitter l'écluse Poe alors que le vraquier faisait toujours route et n'était pas amarré au mur. Selon l'information recueillie, depuis la note de service émise en 1996, il est arrivé des centaines de fois qu'on permette à un pétrolier de quitter une écluse et qu'il croise un navire dans le secteur du canal. Le maître-éclusier a indiqué que quand on a permis au « EMERALD STAR » de quitter l'écluse au moment où on l'a fait, il ne s'agissait pas d'une exception.
Le personnel du centre de contrôle des opérations de l'écluse des chutes de la St. Marys n'a pas accès à de l'information en temps réel sur la vitesse des navires qui se déplacent en longeant le mur.
Analyse
Méthode pour approcher des écluses
Selon les instructions données aux capitaines pour le canal des chutes de la St. Marys, avant de pénétrer dans une écluse, le navire doit faire passer, sur la jetée d'approche, des filins porte-amarre fixés aux amarres avant et arrière. Des matelots du navire ou des préposés aux amarres du canal doivent tenir le filin porte-amarre ou l'amarre jusqu'à ce que le navire soit amarré dans le sas de l'écluseNote de bas de page 4. Cette directive a pour objet d'assurer que les navires peuvent être facilement manoeuvrés et rapidement amarrés au besoin. La progression du navire le long du mur se fait comme à toutes les autres écluses de la voie maritime : l'avant du navire est maintenu à un angle de 8 à 10 degrés environ par rapport au mur et l'on fait lentement glisser le navire sur les défenses. Le « AGAWA CANYON », lui, avançait parallèlement au mur et sa partie avant a commencé à s'écarter de plus en plus du mur. Dès ce moment, on aurait pu se servir des amarres pour retenir l'avant ou pour amarrer le navire jusqu'à ce que le « EMERALD STAR » soit passé, mais on ne l'a pas fait. On a plutôt cherché à utiliser la machine principale pour ramener l'avant du navire contre le mur, ce qui a fait augmenter la vitesse et a créé d'autres problèmes : interaction hydrodynamique, effet de squat et génération de courants.
Dégagement sous quille
Le « AGAWA CANYON », chargé d'une pleine cargaison, naviguait au tirant d'eau maximum autorisé sur la voie maritime et avait un dégagement sous quille de 0,65 m. Lorsque le navire a accéléré, le tirant d'eau moyen a augmenté proportionnellement à l'augmentation de la vitesse (effet de squat). En eau peu profonde, l'arrivée d'eau à l'hélice est limitée, ce qui provoque de la cavitation et rend le navire plus difficile à gouverner. C'est fort probablement ce qui s'est produit dans le cas du « AGAWA CANYON » qui naviguait à une vitesse de plus de 6,5 noeuds.
Effet de succion sur l'arrière
L'arrière du navire est resté très proche du mur. Lorsque la vitesse de l'hélice à pas variable a augmenté en marche avant, l'hélice a commencé à aspirer l'eau qui se trouvait entre le mur et l'arrière du navire, générant un effet de succion hydrodynamique supérieur à la poussée de l'eau contre le gouvernail (qui tendait à écarter l'arrière du mur). Cet effet de succion a retenu l'arrière du navire contre le mur malgré la barre à droite toute. Le capitaine a cru pouvoir éloigner l'arrière du navire du mur en donnant un « petit coup » en avant, c'est-à-dire en mettant brièvement la machine à en avant toute. Ce faisant, il a augmenté la vitesse du navire pour tenter de vaincre l'effet de succion de la berge sur l'arrière, mais l'avant a continué vers bâbord. Si au contraire, on avait mis rapidement la machine à en arrière toute, un effet de succion se serait fait sentir sur l'arrière, au début, et compte tenu du ralentissement du navire et de la plus grande efficacité du propulseur d'étrave, une telle manoeuvre aurait été plus susceptible de faire abattre l'avant du navire vers tribord.
Interaction hydrodynamique des navires
Lorsque l'avant du « EMERALD STAR » qui se déplaçait rapidement a croisé l'avant du « AGAWA CANYON », il s'est créé un effet de succion entre les deux bâtiments juste à l'arrière de l'épaule bâbord, et le « AGAWA CANYON » a été attiré beaucoup plus rapidement vers le « EMERALD STAR ».
Propulseur d'étrave
Le propulseur d'étrave du « AGAWA CANYON » a été utilisé de diverses façons pendant les manoeuvres précédant l'abordage et le heurt contre la jetée centrale ouest. Lorsque la vitesse des deux navires a dépassé les quatre noeuds, le propulseur d'étrave est devenu rapidement inefficace. La vitesse des deux navires juste avant l'abordage a sans doute rendu les propulseurs d'étrave inefficaces, et le propulseur d'étrave du « AGAWA CANYON » ne permettait plus de maintenir l'avant du navire contre le mur.
Le propulseur d'étrave du « EMERALD STAR » n'a pas été utilisé.
Amarres
Deux membres de l'équipage ont été débarqués pour servir de préposés aux amarres, l'un à l'avant et l'autre à l'arrière, chacun avec un filin porte-amarre afin de pouvoir au besoin passer une amarre pour amarrer le navire ou retenir l'avant. Lorsque la vitesse du navire a augmenté et que l'avant du navire s'est éloigné davantage du mur, cela est devenu impossible parce que les préposés aux amarres, incapables de courir assez vite pour suivre le navire, ont dû lâcher les filins porte-amarre. Si l'allure avait été limitée à la vitesse de fonctionnement dans les écluses, soit 2,5 mi/h, on aurait pu utiliser l'amarre avant pour ramener l'avant du navire vers le mur. De plus, les préposés aux amarres étaient en danger à cause de l'allure du « AGAWA CANYON ». Selon l'information recueillie, le capitaine n'aurait pas bien évalué les risques que couraient les préposés aux amarres, même s'il est souvent sorti sur l'aileron de passerelle de tribord d'où il voyait très bien le mur.
Génération de courants
Le « AGAWA CANYON » déplaçait des volumes importants d'eau à cause de son mouvement vers l'avant et de son déplacement latéral (en crabe) dans la partie étroite du canal qui conduit aux écluses. Des courants inhabituels ont dû être créés par la vitesse élevée du navire conjuguée au déplacement du « EMERALD STAR » qui sortait de l'écluse Poe. Cet « effet de baignoireNote de bas de page 5 » a été aggravé par l'augmentation rapide de la vitesse des deux navires.
Évaluation des risques
Le « AGAWA CANYON »
Le capitaine du « AGAWA CANYON » a indiqué que, selon lui, son navire avait fait un accostage normal au mur. Les conditions météorologiques et de navigation étaient presque idéales. Il n'y avait aucun problème de navigation ni mécanique. Le navire n'était pas pressé de se rendre au port d'escale suivant et il n'y avait pas d'autre navire descendant à proximité. Les portes de l'écluse MacArthur étaient ouvertes et prêtes à accueillir le « AGAWA CANYON ».
Si l'on considère le dégagement sous quille, l'effet de squat, l'effet de succion de la berge sur l'arrière, l'inefficacité du propulseur d'étrave, la non-utilisation des amarres, le rétrécissement de l'espace de manoeuvre en avant à proximité de l'écluse, l'effet de succion entre les deux navires et la génération de courants, la vitesse a été le facteur décisif. Il y avait aussi le risque d'un abordage avec un pétrolier. Le capitaine ignorait que le pétrolier était en train de dégazer les citernes de tribord nos 2 et 4 qui renfermaient des vapeurs d'essence hautement explosives. Lorsque le « AGAWA CANYON » a raclé le flanc du « EMERALD STAR », le capitaine du « AGAWA CANYON » a placé la machine à en avant toute et la barre à gauche toute, ce qui a permis à l'arrière de son navire de ne pas toucher au « EMERALD STAR » cependant, ce faisant, il a augmenté la vitesse de son navire. Vu la nécessité de réduire immédiatement l'allure et de diminuer l'angle et la vitesse d'impact avec le mur nord, le capitaine a décidé de mouiller l'ancre de bossoir tribord. Cette décision n'était toutefois pas sans danger puisque le navire aurait pu passer sur l'ancre et subir des avaries au fond à cause du dégagement sous quille réduit.
De promptes mesures d'évitement, par exemple battre en arrière tout en se servant du propulseur d'étrave ou utiliser l'amarre pour empêcher le navire d'éviter, ou ces deux mesures, auraient peut-être été plus efficaces et auraient peut-être permis au navire de se tirer d'affaire.
Le « EMERALD STAR »
Selon l'information recueillie, le capitaine du « EMERALD STAR » était complètement absorbé par la sortie de l'écluse Poe et l'appel qu'il a reçu du « AGAWA CANYON » sur la radio VHF lui annonçant que ce navire avait des problèmes de manoeuvre l'a surpris. Il avait observé le « AGAWA CANYON » faire ce qu'il avait jugé être un accostage inhabituel au mur, mais ne considérant pas, avant cet appel, que l'incident pouvait être inquiétant pour lui, il n'avait pas demandé d'information ni d'explications au « AGAWA CANYON ». Par conséquent, une occasion a été perdue de prendre promptement des mesures, par exemple rester dans l'écluse ou ralentir ou arrêter le navire (ce qui aurait donné au « AGAWA CANYON » plus de temps pour se tirer d'affaire).
Ayant décidé de poursuivre sa route, le capitaine du « EMERALD STAR » a dû faire face brusquement à une série de circonstances difficiles qui ne lui laissaient que peu d'issues. Un abordage frontal, qui aurait été moins risqué pour les citernes, aurait été dangereux pour les ouvrages de l'écluse. Le capitaine a décidé de continuer d'avancer à pleine vitesse en restant à au moins 10 m du mur de la jetée centrale ouest afin de permettre au navire d'avoir de la place pour manoeuvrer.
Les deux capitaines ont choisi d'accélérer afin de tirer leurs navires de la situation dangereuse, même si cette augmentation de vitesse devait accroître l'interaction hydrodynamique des navires et, ainsi, compliquer la situation. En fait, ils se sont vite retrouvés dans une situation de plus en plus dangereuse, dont l'urgence ne leur a plus laissé le temps de réfléchir, et à partir de ce moment, ils ont dû se contenter de réagir spontanément aux événements.
Opérations des écluses
Malgré les instructions du United States Army Corps of Engineers à l'intention des maîtres-éclusiers, le « EMERALD STAR » a été autorisé à quitter l'écluse. Le centre de contrôle des opérations de l'écluse n'avait aucun moyen de connaître, en temps réel, la vitesse d'un navire qui arrive au mur. Le maître-éclusier avait estimé assez tôt que le « AGAWA CANYON » se déplaçait à une vitesse dangereuse. Toutefois, le « AGAWA CANYON » avait ensuite ralenti pour débarquer les membres d'équipage qui devaient agir comme préposés aux amarres et, à ce moment-là, le navire n'avait pas semblé se déplacer à une vitesse inhabituelle. Par ailleurs, si le centre de contrôle des opérations de l'écluse avait surveillé étroitement le « AGAWA CANYON », il se serait rendu compte que le navire avait des problèmes de manoeuvre. Si le maître-éclusier avait réagi dès que la vitesse du navire lui avait semblait être élevée ou si on l'avait prévenu assez tôt, il aurait eu plus de temps pour intervenir. Toutefois, lorsqu'il s'est rendu compte que le « AGAWA CANYON » avait du mal à manoeuvrer, le « EMERALD STAR » avait déjà quitté l'écluse. Une fois que l'avant du navire s'est éloigné du mur d'approche après que le navire eut débarqué les deux préposés aux amarres, le maître-éclusier ne pouvait pas faire grand-chose sauf assister aux événements qui se déroulaient sous ses yeux.
Comme les instructions demandant de retenir un pétrolier dans l'écluse jusqu'à ce que le navire descendant ait été amarré au mur n'avaient pas été diffusées dans les avis à la navigation, les capitaines n'en avaient pas pris connaissance. Compte tenu du phénomène d'interaction hydrodynamique des navires qui entrait en jeu, les deux capitaines auraient dû être conscients du danger que posent deux navires qui se croisent à une allure relativement élevée dans l'étroit canal conduisant à l'écluse. Le « EMERALD STAR » étant un pétrolier, la situation était d'autant plus dangereuse.
Exigences réglementaires
Le Règlement sur la voie maritime s'applique à tous les secteurs de la voie maritime, y compris les écluses qui font partie du réseau canado-américain de la voie maritime, sauf les canaux et les écluses des chutes de la St. Marys. L'article 73 du Règlement sur la voie maritime interdit de nettoyer ou de dégazer des citernes : a) dans un canal ou une écluse; b) à proximité d'autres navires ou structures; et c) avant d'en avoir informé la plus proche station de la voie maritime. Ces dispositions montrent bien les dangers liés aux opérations de nettoyage et de dégazage de citernes à proximité d'autres navires. Toutefois, au moment de l'accident, il n'y avait pas d'exigences semblables pour ces écluses qui sont administrées par le United States Army Corps of Engineers.
Faits établis
Faits établis quant aux causes et facteurs contributifs
- Pour empêcher l'avant du « AGAWA CANYON » de s'éloigner du mur, on a augmenté la vitesse et on s'est servi de la barre. On n'a pas eu recours à d'autres moyens; par exemple, on aurait pu réduire la vitesse tout en utilisant le propulseur d'étrave, et on aurait pu utiliser une amarre de l'avant pour rapprocher l'avant du navire.
- Le maître-éclusier n'a pas suivi les instructions et a autorisé le pétrolier « EMERALD STAR » à sortir de l'écluse avant que le vraquier auto-déchargeur descendant « AGAWA CANYON » ne soit amarré au mur.
- Le capitaine du « EMERALD STAR » a indiqué qu'il avait observé le « AGAWA CANYON » faire un accostage inhabituel au mur; toutefois, il n'a pas demandé d'explications à ce navire ni au centre de contrôle des opérations de l'écluse et il n'a pas pris de précautions additionnelles pour permettre aux deux navires de se croiser en toute sécurité.
- Le « EMERALD STAR » a accéléré pour passer entre le « AGAWA CANYON » et le mur de l'écluse au lieu de ralentir ou d'arrêter afin de donner à l'autre navire plus de temps pour se tirer d'affaire.
- On n'a pas bien tenu compte de la profondeur de l'eau, de la proximité des écluses, de la présence d'un autre navire ni de l'interaction hydrodynamique des navires pour déterminer une vitesse de sécurité pour le « AGAWA CANYON ».
Faits établis quant aux risques
- Le capitaine du « AGAWA CANYON » n'a pas bien évalué les risques que couraient les préposés aux amarres en augmentant la vitesse du navire.
- L'augmentation de la vitesse des deux navires a rendu les propulseurs d'étrave inefficaces.
- Aucun des deux navires n'a fait entendre de coups de sifflet d'avertissement ou n'a sonné l'alarme générale afin de prévenir les équipages des navires et le personnel des écluses du danger qui les guettait.
- Ni le capitaine du « EMERALD STAR » ni le maître-éclusier n'était pleinement conscient des dangers plus grands liés aux opérations de nettoyage et de dégazage des citernes, quand elles ont lieu dans le canal, et rien n'obligeait les navires à interrompre une telle activité à proximité du secteur de l'écluse.
- Les ballasts et les compartiments morts latéraux du « EMERALD STAR » ont permis d'amortir le choc et grâce à eux l'accident a eu des conséquences moins graves.
- Le centre de contrôle des opérations de l'écluse du canal des chutes de la St. Marys n'a aucun moyen pour mesurer précisément, en temps réel, la vitesse des navires qui arrivent ou qui partent.
Mesures de sécurité
Mesures de sécurité prises
Le United States Army Corps of Engineers a entrepris de modifier le règlement américain (Title 33 - Code of Federal Regulations, 204.7) et a publié le Notice to Navigation Interests no L99-08 pour interdire le dégazage et le nettoyage des citernes de tous les navires de charge qui transportent des marchandises dangereuses, et ce dans toutes les écluses et dans les canaux d'approche.
Le United States Army Corps of Engineers a également publié le Notice to Navigation Interests no L99-09 pour exiger, entre autres, que tout navire-citerne dans le sas d'une écluse, à Sault Ste. Marie, ne soit pas autorisé à quitter l'écluse avant que le chenal dans la direction du navire-citerne soit dégagé (qu'il n'y ait pas d'autre navire) ou que les navires qui s'y trouvent soient amarrés en toute sécurité à la jetée d'approche, ce qui limite le passage à un seul navire quand un navire- citerne se trouve dans les limites des jetées de l'écluse, que ce soit en amont ou en aval de l'écluse. Une note stipule que le terme navire-citerne désigne également un navire dont les citernes n'ont pas été dégazées.
Les propriétaires du « AGAWA CANYON » ont fait savoir qu'ils ont un programme de formation pour les nouveaux capitaines qui comprend de la formation à l'aide d'un logiciel de simulation. On a ajouté à ce programme un cours type sur la manoeuvre des navires avec équipage (Manned Model Shiphandling course). Le capitaine avait suivi ce cours et il avait reçu de la formation sur d'autres points qui font partie des exigences de formation à bord des navires. Tous les capitaines de la compagnie Algoma Central Corporation ont reçu des renseignements complémentaires concernant les effets hydrodynamiques sur la manoeuvrabilité des navires en eaux peu profondes.
Le présent rapport met fin à l'enquête du Bureau de la sécurité des transports sur cet accident. Le Bureau a autorisé la publication du rapport le .
Annexes