Déraillement en voie principale
du train numéro M-310-31-15
du Canadien National
au point milliaire 143,00
de la subdivision Kingston
à Mallorytown (Ontario)
Le Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) a enquêté sur cet événement dans le but de promouvoir la sécurité des transports. Le Bureau n’est pas habilité à attribuer ni à déterminer les responsabilités civiles ou pénales. Le présent rapport n’est pas créé pour être utilisé dans le contexte d’une procédure judiciaire, disciplinaire ou autre. Voir Propriété et utilisation du contenu.
Résumé
Le 16 janvier 2001, vers 3 h 35, heure normale de l'Est, pendant que le train de marchandises no M-310-31-15 du Canadien National roulait vers l'est à environ 45 mi/h, 26 de ses wagons ont déraillé au point milliaire 143,0 de la subdivision Kingston, près de Mallorytown (Ontario). Au nombre des wagons déraillés se trouvaient deux wagons-citernes chargés de propane. Il n'y a pas eu de fuite du produit et il n'y a pas eu de blessé. Par mesure de précaution, on a fermé une école publique pour la journée.
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Renseignements de base
Le 16 janvier 2001, le train de marchandises no M-310-31-15 (le train) du Canadien National (CN) part de Toronto et roule vers l'est sur la voie principale sud de la subdivision Kingston, à destination de Montréal (Québec). Comme le train passe devant un détecteur de boîtes chaudes (DBC) au point milliaire 151,1, le train capte un signal d'alarme. Le mécanicien serre immédiatement le frein rhéostatique pour faire ralentir le train. Lorsqu'une alarme est signalée, les Instructions générales d'exploitation (IGE) du CN exigent que le mécanicien arrête le train immédiatement et qu'il informe le contrôleur de la circulation ferroviaire (CCF) de l'endroit où le train s'est arrêté. Pendant que le train ralentit, le mécanicien communique avec le CCF et apprend que le bureau de contrôle des DBC à Edmonton (Alberta) n'a aucun enregistrement sur le passage du train au-dessus du DBC, et que le train doit se rendre à Mallorytown (Ontario), point milliaire 138,2, pour y faire l'objet d'une inspection plus poussée.
Quelques minutes plus tard, le CCF demande au mécanicien d'arrêter le train et d'inspecter le 107e wagon à partir de la tête du train. Avant que le mécanicien puisse immobiliser le train, un freinage d'urgence provenant de la conduite générale se déclenche. Après avoir pris les mesures d'urgence qui s'imposent, l'équipe détermine que 26 wagons d'une tranche de 36 wagons, du 94e wagon au 129e wagon, ont déraillé. Deux des wagons déraillés sont chargés de propane (UN 1075). Il n'y a pas eu de fuite du produit.
Vingt et un wagons sont restés à la verticale sur la plate-forme de la voie après avoir déraillé. Trois autres des wagons déraillés - le 116e, le 120e et le 121e - se sont immobilisés dans divers angles par rapport à la voie principale. Les deux derniers wagons - le 117e et le 118e (deux wagons couverts vides) - ont été séparés de leurs bogies et se sont immobilisés à 50 pieds au sud de la voie ferrée. La partie arrière du train a continué sa route vers l'est sur une distance de 250 pieds, soit la longueur approximative des cinq wagons déplacés.
L'équipe était constituée d'un mécanicien et d'un chef de train. Les deux membres de l'équipe connaissaient bien la subdivision, satisfaisaient aux exigences en matière de condition physique et de repos et répondaient aux exigences de leurs postes respectifs.
Le train mesurait environ 9 450 pieds et pesait quelque 11 700 tonnes. Il avait un groupe de traction formé de 2 locomotives et se composait de 76 wagons chargés et de 73 wagons vides. La locomotive menée n'avait pas de capacité de freinage rhéostatique. La partie avant du train était composée surtout de wagons vides, alors que la partie arrière comptait principalement des wagons chargés. Il y avait une tranche de wagons vides entre deux tranches de wagons chargés. Il n'est pas inhabituel de placer des wagons chargés à l'arrière des trains.
La subdivision Kingston est une subdivision dans laquelle la voie principale est double. Elle va de Montréal à Toronto et elle constitue le couloir principal pour le transport de voyageurs et de marchandises, et notamment des marchandises dangereuses. La vitesse maximale autorisée est de 100 mi/h pour les trains de voyageurs et de 60 mi/h pour les trains de marchandises. Le mouvement des trains est régi par commande centralisée de la circulation (CCC) en vertu du Règlement d'exploitation ferroviaire du Canada, et est supervisé par un CCF posté à Toronto.
Dans le secteur du déraillement, la voie était faite de rails standard de type 132RE et 136RE, posés sur des traverses de bois dur et un ballast de pierre concassée. La dernière inspection de la voie, faite à bord d'un véhicule rail-route, remontait au 15 janvier 2001 et n'avait révélé aucun défaut de la voie.
Près de l'endroit où le déraillement s'est produit, la voie décrit deux courbes horizontales formant un « S » dans une courbe verticale rentrante. Quand le train s'est immobilisé, sa partie avant gravissait une rampe de 0,7 % tandis que sa partie arrière descendait une pente de 0,7 %. Les wagons ont déraillé au bas de la courbe verticale.
L'inspection des lieux a révélé que le rail sud s'est renversé sur une distance de quelque 2 600 pieds, mais qu'il ne s'est pas brisé. Les crampons ont été arrachés ou cisaillés. On a relevé les premières marques sur les traverses au point milliaire 143,00, à environ six pouces du côté intérieur du rail sud. Il n'y avait pas de marques sur le champignon du rail. Une entretoise de poteau télégraphique a été brisée et se trouvait sur le sol près d'un des wagons couverts. La peinture qu'on a relevée sur l'entretoise semblait correspondre à celle du wagon couvert. Des dommages récents aux attelages et aux extrémités des caisses des wagons ont été observés sur un grand nombre des wagons déraillés. La longrine centrale du 118e wagon était gauchie.
Les données consignées par le DBC indiquent une lecture de surchauffe de la fusée de l'essieu no 429, correspondant au 107e wagon derrière la locomotive. L'examen de la caisse et des organes de roulement du wagon, fait après le déraillement, n'a relevé aucun défaut antérieur au déraillement. L'examen des autres wagons en cause dans le déraillement n'a révélé aucune anomalie.
Le consignateur d'événements de la locomotive a montré qu'un freinage d'urgence s'est produit à 3 h 35 alors que le train roulait à une vitesse consignée de 45 mi/h, que les freins étaient desserrés et que la manette des gaz était à la position no 8. Immédiatement après le freinage d'urgence, le consignateur d'événements a enregistré une commande d'affranchissement du frein indépendant de même qu'une accélération soudaine. Le système de consignateur d'événements de la locomotive ne disposait pas d'un circuit fonctionnel de queue de train pour consigner l'heure à laquelle l'ordre de freinage a atteint la queue du train.
Le Laboratoire technique du BST a procédé à une simulation de la dynamique du matériel roulant à l'aide d'un logiciel d'analyse de la dynamique des systèmes mécaniques (Automatic Dynamics Analysis of Mechanical Systems) pour étudier l'effet de la composition des trains et du profil de la voie sur les forces de compression qui agissent sur le train. La simulation (dont les résultats sont résumés dans le rapport de laboratoire no LP22/2001) a révélé que :
- le freinage d'urgence s'est déclenché dans le quart avant du train, fort probablement à la hauteur du 40e wagon;
- d'après les estimations, la force de compression maximale a été de 1,0 à 1,3 million de livres et a été relevée à la hauteur du 121e wagonNote de bas de page 1. La simulation a révélé que les forces de compression maximales se sont manifestées à cet endroit, étanles forces de compression générées pendant le freinage d'urgence ont été accentuées du fait de la composition du train;
- en raison des déclivités et des courbes de la voie, la résistance du train aux contraintes de gauchissement dues aux forces de compression a été réduite.
La Federal Railroad Association (FRA) des États-Unis a mené des étudesNote de bas de page 2 au cours desquelles elle a évalué le fonctionnement des freins à air des trains de marchandises. Ces études ont démontré que, pendant un freinage d'urgence, l'effet de compression en pente peut générer des forces de compression beaucoup plus élevées lorsqu'un train est composé de wagons vides à l'avant et de wagons chargés à l'arrière que si son poids était réparti uniformément.
Le CN fait appel à un système informatisé pour établir ses plans de service ferroviaire. Le système est conçu pour reconnaître les conditions de formation des trains qui contreviennent aux exigences des IGE du CN. Les IGE du CN n'imposent aucune restriction quant à la répartition du tonnage d'un train. Les systèmes de planification de la composition des trains du CN ne tiennent pas compte de la répartition du poids à l'intérieur du train pour la production des plans de service ferroviaire. D'autres compagnies ferroviaires canadiennes exigent que, dans toute la mesure du possible et sous réserve de la répartition des wagons en fonction des destinations, on place les wagons chargés le plus près possible des locomotives, de façon à réduire la possibilité d'une dynamique voie-train défavorable.
Le BST a mené récemment des enquêtes sur trois accidents (R01T0006, R00Q0023 et R02W0060) qui l'ont amené à examiner la question des forces de compression considérables qui s'exercent dans les trains formés de wagons vides à l'avant et de wagons chargés à l'arrière ou de wagons chargés, wagons vides et wagons chargés.
Analyse
L'exploitation du train était conforme aux exigences de la compagnie et aux modalités de la réglementation. La voie était en bon état. L'inspection du matériel roulant n'a révélé aucun défaut antérieur au déraillement. Le type de dommages que les wagons déraillés ont subis (extrémités, attelages et longrine centrale), le fait que les caisses des wagons couverts aient été expulsées du train, le fait que les wagons restés sur la voie aient été comprimés, le fait que le rail se soit renversé sans se briser et l'absence de marques de chevauchement du rail sont des indices d'un déraillement causé par le soulèvement d'une roue consécutif à des forces de compression considérables. Le BST a relevé des circonstances similaires dans trois enquêtes qu'il a menées récemment. L'analyse portera sur le point d'origine du freinage d'urgence, sur les forces de compression générées dans le train et sur les pratiques de composition des trains.
Le déraillement est survenu après le déclenchement d'un freinage d'urgence provenant de la conduite générale. Le point où le freinage d'urgence s'est déclenché se trouve fort probablement dans le premier quart du train, mais il a été impossible de savoir à partir de quel wagon le serrage a commencé. Un circuit de contrôle des freins à la queue du train aurait aidé à mieux cibler la source du freinage d'urgence provenant de la conduite générale. Toutefois, les consignateurs d'événements du CN ne sont pas équipés de circuits fonctionnels de contrôle des freins en queue de train. Vu l'absence de ce circuit, il est plus probable que les wagons dont les circuits de freinage déclenchent des freinages d'urgence involontaires ne seront pas identifiés au cours d'une enquête et resteront en service par la suite.
Au moment du freinage d'urgence, la pression dans la conduite générale a diminué au point de déclenchement, de sorte que la pression a diminué le long de la conduite générale. Dans les trains équipés de freins conventionnels, le temps nécessaire pour que la pression baisse le long de la conduite générale et pour que la pression augmente dans les cylindres de frein a pour effet de retarder le serrage des freins entre les wagons. Il s'ensuit que les wagons les plus rapprochés du point de déclenchement du freinage seront les premiers à freiner efficacement. Donc, si le point de déclenchement du freinage se trouve à l'avant du train, les wagons de la queue du train seront les derniers à fournir un effort efficace de freinage, étant donné les délais de transmission du signal de freinage. Dans les trains longs, il se peut que le signal de freinage ne se rende pas du tout à l'arrière du train. Quel que soit le type de freinage, des forces considérables de compression des attelages sont générées lorsque le train est en traction.
L'amplitude des forces de compression exercées dans le train est liée aux pratiques de formation des trains. Si l'on place les wagons chargés à la queue d'un train, la force d'impulsion de la partie arrière augmente, de même que les forces de compression des attelages. Quand des forces de compression élevées s'appliquent sur une tranche de wagons vides, le risque de déraillement s'en trouve accru, et à plus forte raison si le train circule dans une courbe, car la composante latérale de la force augmente alors et cause en quelque sorte l'expulsion des wagons.
Le train M-310-31-15 était un train long dont la partie arrière était très lourde et dans lequel une tranche de wagons vides se trouvait entre deux tranches de wagons chargés. L'analyse du Laboratoire technique du BST a déterminé que le freinage d'urgence s'est déclenché dans le premier quart du train, fort probablement à la hauteur du 40e wagon, lequel était un wagon vide faisant partie d'une tranche de wagons vides qui précédait la partie la plus lourde du train. Quand le freinage d'urgence s'est déclenché, la partie avant plus légère a commencé à décélérer plus tôt et plus rapidement que la partie arrière plus lourde, ce qui a occasionné une compression des attelages.
L'effet de compression des attelages a exercé un impact sur la tranche de wagons vides, et a poussé ces derniers contre les wagons chargés qui les précédaient. Les forces de compression ainsi générées ont été suffisantes pour causer le gauchissement de la longrine centrale du 118e wagon, ce qui indique que les forces en question ont été supérieures aux contraintes prévues dans les spécifications de conception des wagons. Compte tenu des caractéristiques de la voie et de la présence de courbes verticales et horizontales, les forces de compression générées pendant le freinage d'urgence ont causé le déraillement.
Dans les IGE du CN concernant la composition des trains et dans les systèmes de planification des trains du CN, il n'y a pas de contrainte quant à la répartition du tonnage et à la longueur des trains. D'autres compagnies ferroviaires de catégorie 1 exigent que, dans toute la mesure du possible et sous réserve de la répartition des wagons en fonction des destinations, on place les wagons chargés le plus près possible des locomotives. Si un plan de service ferroviaire ne prend pas en compte l'effet de la répartition du tonnage et de la longueur du train sur la génération de forces de compression, le risque de déraillement sera accru pendant un freinage d'urgence. Étant donné que les deux voies sont généralement obstruées à la suite d'un déraillement, les risques augmentent encore plus dans des subdivisions où la voie principale est double, comme la subdivision Kingston, dans laquelle circulent des trains rapides de voyageurs et des wagons chargés de marchandises dangereuses.
Faits établis
Faits établis quant aux causes et aux facteurs contributifs
- Une combinaison de facteurs relatifs à l'alignement géométrique de la voie, à la composition du train et aux forces de compression générées pendant le freinage d'urgence ont contribué au gauchissement du train dû aux forces de compression et, par la suite, au soulèvement d'une roue qui a provoqué le déraillement.
Faits établis quant aux risques
- L'amplitude des forces de compression exercées dans le train est liée aux pratiques de formation des trains, et les forces en question peuvent être supérieures aux contraintes prévues dans les spécifications de conception des wagons.
- Si les Instructions générales d'exploitation relatives à la composition des trains et les systèmes de planification des trains n'imposent pas de contraintes concernant la répartition du tonnage et la longueur des trains, il ne sera pas possible de contrôler efficacement les forces de compression pendant un freinage d'urgence.
- Étant donné que les deux voies sont généralement obstruées à la suite d'un déraillement, les risques augmentent encore plus dans des subdivisions où la voie principale est double, comme la subdivision Kingston, dans laquelle circulent des trains rapides de voyageurs et des wagons chargés de marchandises dangereuses.
Autres faits établis
- Vu l'absence d'un circuit d'enregistrement des données provenant de la queue du train, il est plus probable que les wagons dont les circuits de freinage déclenchent des freinages d'urgence involontaires ne seront pas identifiés au cours d'une enquête et resteront en service par la suite.
Mesures de sécurité
Transports Canada a écrit à l'Association des chemins de fer du Canada pour discuter de la mise au point et de la mise en oeuvre d'un système de composition des trains qui prendra en compte le tonnage et la longueur des trains.
Le Canadien National (CN) a lancé un programme visant à munir son parc de quelque 1 600 locomotives de ligne de systèmes de queue de train qui déclenchent automatiquement un freinage synchronisé à partir de la locomotive et de la queue du train au moment d'un serrage d'urgence et d'un serrage gradué des freins. En mai 2003, le CN avait équipé 98 locomotives et avait acquis 437 systèmes de queue de train, qu'il affectera à ses opérations au Canada. Le CN fait appel à l'évaluation des risques pour déterminer quels sont les trains qui seront munis de ce système amélioré de freinage en queue. En même temps qu'on procède à cette amélioration du système, on équipe les locomotives du câblage nécessaire pour enregistrer les données sur la pression à la queue du train.
Le CN a aussi modifié l'Instruction générale d'exploitation (IGE) 5.3, dans laquelle on précise la façon dont un train doit réagir à une alarme des systèmes de détection en voie. Auparavant, l'instruction permettait qu'on décide d'arrêter ou non le train en fonction des résultats de l'analyse faite par le centre de contrôle de la circulation ferroviaire. L'IGE de la compagnie exige maintenant que le train s'arrête dès la réception d'une alarme du système de détection en voie, conformément aux pratiques recommandées de conduite des trains.
Le CN a ajouté des alarmes de danger immédiat (AWA) à l'écran d'affichage du contrôleur de la circulation ferroviaire (CCF). Ces alarmes constituent une mesure de sécurité additionnelle pour le cas où un train ne recevrait pas une alarme en raison d'une panne de l'automate vocal. Dans ces circonstances, le CCF doit communiquer immédiatement cette information au train pour s'assurer que ce dernier s'immobilise.
Le présent rapport met un terme à l'enquête du Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) sur cet accident. Le Bureau a autorisé la publication du rapport le .