Rapport d’enquête sur la sécurité du transport ferroviaire R20W0102

Déraillement de train en voie principale
Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique
Train de marchandises 320-227
Point milliaire 12,8, subdivision d’Ignace
Près d’Ignace (Ontario)

Le Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) a enquêté sur cet événement dans le but de promouvoir la sécurité des transports. Le Bureau n’est pas habilité à attribuer ni à déterminer les responsabilités civiles ou pénales. Le présent rapport n’est pas créé pour être utilisé dans le contexte d’une procédure judiciaire, disciplinaire ou autre. Voir Propriété et utilisation du contenu.

Table des matières

    Résumé

    Le 25 mai 2020, vers 14 h 43, heure avancée de l’Est, le train 320-227 de la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique roulait vers l’est à 46 mi/h dans la subdivision d’Ignace lorsque 53 wagons-trémies chargés de céréales ont déraillé au point milliaire 12,8 près d’Ignace (Ontario). Plusieurs wagons ont déversé des céréales. Aucune marchandise dangereuse n’était en cause et aucun incendie n’a été signalé. Personne n’a été blessé.

    1.0 Renseignements de base

    Le 25 mai 2020, le train 320-227 de la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique (Canadien Pacifique ou CP) a quitté Winnipeg (Manitoba) à destination de Thunder Bay (Ontario). Avant le départ, le train a fait l’objet d’un essai de frein no 1Note de bas de page 1 réussi et d’une inspection de sécurité et d’entretienNote de bas de page 2.

    Le train-bloc à traction répartie (TR)Note de bas de page 3 était composé de 2 locomotives de tête, de 1 locomotive télécommandée en milieu de train, située après le 112e wagon, et de 222 wagons-trémies chargés de céréales. Il pesait 30 307 tonnesNote de bas de page 4 et mesurait 12 896 pieds. La composition du train répondait aux exigences du CP en matière de formation des trains.

    L’équipe d’exploitation était formée d’un mécanicien de locomotive et d’un chef de train; les 2 répondaient aux exigences établies relatives au repos et à la condition physique et étaient qualifiés pour leur poste respectif.

    1.1 L’événement

    Vers 14 h 43Note de bas de page 5, alors que le train roulait à 46 mi/h en direction est dans la subdivision d’Ignace, un freinage d’urgence provenant de la conduite générale a été déclenché près d’Ignace (Ontario). Une fois le train immobilisé, l’équipe a effectué une inspection et a constaté que 53 wagons avaient déraillé au point milliaire 12,8 (figure 1). Plusieurs wagons déraillés avaient subi une brèche, ce qui a entraîné le déversement de leur chargement de céréales (blé et lin). Personne n’a été blessé.

    Figure 1. Lieu de l’événement (Source : Association des chemins de fer du Canada, Atlas du rail canadien, avec annotations du BST)
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    Lieu de l’événement (Source : Association des chemins de fer du Canada, Atlas du rail canadien, avec annotations du BST)

    Avant le freinage d’urgence, l’équipe n’avait remarqué aucune anomalie de la voie ou dans la conduite du train. Au moment de l’événement, le ciel était dégagé et la température était de 20 °C.

    1.2 Examen des lieux

    Les 53 wagons ayant déraillé se sont mis en portefeuille en 2 empilements distincts (figure 2).

    Figure 2. Lieu de l’événement montrant les 2 empilements de wagons déraillés (Source : Canadien Pacifique, avec annotations du BST)
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    Lieu de l’événement montrant les 2 empilements de wagons déraillés (Source : Canadien Pacifique, avec annotations du BST)

    Le train s’était séparé après le 26e wagon. Il y avait un écart d’environ 30 longueurs de wagon entre ce wagon et les 2 empilements de wagons déraillés. Le 1er empilement comptait 28 wagons (de la 27e à la 54e position), et le 2e empilement en comptait 25 (de la 59e à la 83e position). Entre eux, 4 wagons étaient restés sur la voie et n’avaient pas déraillé (figure 3).

    Figure 3. Schéma du lieu de l’événement montrant la position des wagons déraillés (Source : BST)
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    Schéma du lieu de l’événement montrant la position des wagons déraillés (Source : BST)

    Un tronçon de voie d’environ 1600 pieds a été endommagé ou détruit dans le secteur de l’événement.

    En raison de pluies excessives en mai 2020, il y avait une accumulation d’eau du côté nord (gauche) de la voie, à proximité immédiate des 2 empilements (figure 4). Un ponceau d’égalisation situé dans le secteur était en bon état.

    Figure 4. Accumulation d’eau à côté de la voie nord (Source : Canadien Pacifique)
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    Accumulation d’eau à côté de la voie nord (Source : Canadien Pacifique)

    Après le déraillement, une limitation temporaire de vitesse de 10 mi/h a été imposée du point milliaire 12,2 au point milliaire 13,5. Cette mesure a ensuite été remplacée par une limitation temporaire de vitesse de 25 mi/h du point milliaire 12,5 au point milliaire 13,2.

    1.3 Renseignements sur la subdivision

    La subdivision d’Ignace s’étend d’Ignace (point milliaire 0,0) jusqu’à Kenora (Ontario) (point milliaire 146,12). Elle constitue le milieu de 3 subdivisions de la ligne du CP qui relie Winnipeg et Thunder Bay, la subdivision de Keewatin étant située à l’ouest et la subdivision de Kaministiquia, à l’est. La construction de la voie sur ce parcours a commencé en 1875, il y a plus d’un siècle. Elle franchit une variété de topographies difficiles à travers le Bouclier canadien, y compris des centaines de milles de terrain accidenté, de marécages et de tourbières.

    Avant 1990, le CP disposait d’une voie double entre Winnipeg et Thunder Bay. Les trains vraquiers lourds se dirigeant vers l’est empruntaient la voie nord, et les trains vraquiers vides et intermodaux circulaient vers l’ouest sur la voie sud. Vers 1990, le chemin de fer a retiré la voie sud, en laissant des tronçons pour des voies de dédoublement et d’évitement. Par conséquent, la majeure partie du territoire comporte une seule voie.

    Dans cette subdivision, les mouvements de train sont régis par le système de commande centralisée de la circulation, conformément au Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada. Leur répartition est effectuée par un contrôleur de la circulation ferroviaire du CP à Calgary (Alberta).

    Le tableau 1 présente les volumes de trafic marchandises dans la subdivision d’Ignace de 2018 à 2020.

    Tableau 1. Volumes de trafic marchandises dans la subdivision d’Ignace de 2018 à 2020 (Source : Canadien Pacifique)
    Année Volume
    (millions de tonnes-milles brutes par mille)
    2018 34,17
    2019 35,85
    2020 37,88

    1.4 Particularités de la voie

    La voie de la subdivision d’Ignace est de catégorie 4 selon le Règlement concernant la sécurité de la voie (aussi appelé le Règlement sur la sécurité de la voie, ou RSV) approuvé par Transports CanadaNote de bas de page 6.

    Dans le secteur du déraillement, la voie traverse un terrain bas, humide, mou et marécageux. La voie est en alignement et en palier, passant à une pente descendante de 0,2 % au point milliaire 12,8 en direction est. Il y a également une courbe à droite de 0,3° du point milliaire 12,95 au point milliaire 13,14. Une route se trouve sur le côté sud.

    La structure de la voie était constituée de longs rails soudés de 136 livres RENote de bas de page 7 fabriqués par IAT International, Inc. en République tchèque, laminés en 2015 et installés en 2016. Les rails reposaient sur des traverses de bois dur, retenus par des selles à double épaulement de 14 pouces et fixés avec 3 crampons par selle. Dans le secteur du déraillement, les rails étaient généralement encadrés d’anticheminantsNote de bas de page 8 toutes les 2 traverses, et peu de mouvement des rails a été constaté. Un programme de remplacement des traverses avait été mené en 2017.

    Le ballast était de calibre 4,5 du CPNote de bas de page 9 et provenait de la carrière Dyment, avec des cases pleines et des épaulements de 12 pouces.

    En 2020, avant le déraillement et au moment de celui-ci, aucune limitation de vitesse en raison de l’état de la voie n’était en vigueur.

    1.5 Composition de la plateforme

    Le CP a chargé un expert-conseil en géotechnique de réaliser une enquête afin de déterminer quelle était la composition de la plateforme et si un problème sous-jacent lié à la plateforme pouvait avoir joué un rôle dans l’événement à l’étude.

    Pour déterminer la nature et la qualité de la plateforme sous la voie, des échantillons géotechniques ont été prélevés dans le secteur du déraillement.

    La figure 5 montre les endroits où 8 forages d’essai ont été effectués et où des puits d’exploration ont été creusés entre les points milliaires 12,67 et 12,99, ainsi que le profil de sol à ces endroits.

    Figure 5. Schéma montrant les lieux des forages d’essai et des puits d’exploration, ainsi que le profil de sol à ces endroits (Source : Canadien Pacifique)
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    Schéma montrant les lieux des forages d’essai et des puits d’exploration, ainsi que le profil de sol à ces endroits (Source : Canadien Pacifique)

    Remarque : Dans cette figure, les forages d’essai sont indiqués par le préfixe « TH » suivi du numéro du forage. TP signifie « puits d’exploration ».

    Un examen des 8 échantillons (1 à chaque forage d’essai) a permis de déterminer ce qui suit :

    • La couche de ballast avait une profondeur de 0,3 m et était constituée d’un mélange de gravier à grains fins et à grains grossiers. Le gravier était gris, sec et compact.
    • La couche de sous-ballast avait une profondeur de 1,2 à 1,5 m et était constituée de sable à granulométrie médiocre (classé SP-SM selon le système unifié de classification des sols), noir et brun, humide, meuble et à grains fins. Elle contenait également des traces de limon (16 % dans le 2e forage d’essai) ainsi qu’un mélange de gravier à grains fins et à grains grossiers. À partir d’une profondeur de 0,5 à 0,8 m, il y avait de l’eau libre, ce qui indique que le niveau de la nappe phréatique était très élevé dans le secteur du déraillement.
    • Sous les couches de ballast et de sous-ballast, on a trouvé de la tourbe à une profondeur de 1,5 à 2,0 m. En général, elle était de couleur brune à brun foncé, saturée et meuble. L’épaisseur de la tourbe variait de 0,5 à 1,7 m du point milliaire 12,67 au point milliaire 12,80, et de 1,1 à 2,6 m du point milliaire 12,80 au point milliaire 12,90. Les échantillons contenaient différents types de tourbe, selon le lieu des forages d’essai :
      • Dans la partie supérieure de certains échantillons, il y avait de la tourbe à fibres grossières s’entrecroisant avec de la tourbe à fibres fines. La structure végétale était reconnaissable. Cette tourbe était principalement fibreuse et présentait une décomposition légère à modérée.
      • Dans la partie supérieure à médiane de certains échantillons, à une profondeur allant de 1,3 à 3,0 m, la tourbe contenait des particules ligneuses reconnaissables retenues dans une tourbe à fibres fines, composée principalement de matières non ligneuses. Les particules ligneuses étaient des morceaux du chemin de rondinsNote de bas de page 10 posés à l’origine sur la tourbe lors de la construction du chemin de fer.
      • Dans la partie inférieure de certains échantillons, à une profondeur d’environ 1,3 à 3,0 m, la tourbe était amorphe et présentait une décomposition très élevée à quasi complète. Presque aucune structure végétale n’était reconnaissable.
      • On a déterminé que la teneur en humidité était de 102 % à 145 % dans la tourbe fibreuse et de 381 % dans la tourbe amorphe.

    1.6 Fondations en tourbe

    La tourbe est une substance d’origine naturelle qui se forme lorsque la matière organique (habituellement végétale) est préservée dans des conditions anoxiques sous une nappe phréatique élevée dans des zones de mauvais drainage, comme les marécages ou les terres humides. La tourbe se caractérise par une teneur élevée en matières organiques, une teneur élevée en eau, un mauvais drainage, un indice des vides élevé, une compressibilité élevée et une faible capacité portante.

    Dans le domaine de la géotechnique, on considère de manière générale qu’il faut éviter, dans la mesure du possible, d’utiliser la tourbe comme matériau de fondation. Cependant, il n’est pas toujours possible de faire autrement, notamment lors de la construction de structures linéaires et continues telles que les chemins de fer, les pipelines et les routesNote de bas de page 11.

    Le Canada compte plus de tourbières que tout autre pays au monde. Les fondrières de mousse et autres tourbières couvrent jusqu’à 1,2 million km2, soit environ 18 % de la superficie du CanadaNote de bas de page 12. La tourbe se trouve principalement dans les régions du Bouclier canadien et du nord du pays.

    Compte tenu de l’étendue des tourbières au Canada, pour la construction de certains parcours de chemin de fer, comme celui du CP entre Thunder Bay et Winnipeg, il n’y avait d’autre choix que de traverser ce type de terrain.

    1.6.1 Propriétés mécaniques de la tourbe

    La conductivité hydraulique de la tourbe dépend fortement de la profondeur et du degré de décomposition. La tourbe est très perméable près de la surface et l’est moins dans les couches inférieures. Lorsque la tourbe fibreuse est consolidéeNote de bas de page 13, les canaux qui permettent l’écoulement de l’eau s’effondrent et l’eau est expulsée. Au cours de la consolidation, la tourbe subit de très fortes diminutions de la conductivité hydraulique, proportionnelles à une forte diminution de l’indice des vides (ou de la teneur en eau).

    La rigidité et la résistance de la tourbe sont fortement liées à l’effet de renforcement des fibres végétales imbriquées dans la tourbe : plus la teneur en fibres organiques est élevée, plus la résistance de la tourbe est élevée. La résistance de la tourbe peut augmenter lorsque la teneur en eau est réduite par la consolidation. La consolidation primaire de la tourbe est rapide en raison de la conductivité hydraulique initiale élevée de la tourbe, et peut se mesurer en semaines et en mois. En comparaison, la compression secondaire de la tourbe se mesure en années. L’ampleur de la compression secondaire est élevée et peut représenter plus de 60 % du tassement total. La compression secondaire est souvent le processus de consolidation dominant, au cours duquel il faut procéder à un entretien permanent de la voie, comme le nivellement par calage et le nivellement de la voie.

    1.6.2 Remblais de chemin de fer construits sur des fondations en tourbe

    Lorsque le tronçon du CP reliant Winnipeg à Thunder Bay a été aménagé il y a plus d’un siècle, le remblai a été construit sur la surface de tourbe d’origine au moyen d’un chemin de rondins, qui a ensuite été chargé de matériaux d’emprunt locaux. Cette technique permettait de renforcer la base du remblai et de répartir la charge sur la fondation en tourbe. Cependant, les rondins enfouis dans des sols humides, acides et anaérobies, tels que les tourbières ou les fondrières de mousse, se décomposent très lentement. Par conséquent, ces remblais ont continué à se tasser pendant de nombreuses années, jusqu’à aujourd’hui.

    La plupart des structures ferroviaires existantes au Canada sont en service depuis plus d’un siècle. La charge des trains n’a cessé d’augmenter depuis la construction initiale du réseau ferroviaire canadien; les wagons plus récents ont actuellement un poids brut sur rail de 286 000 livres ou 125,5 tonnes. La longueur des trains s’est également accrue de façon constante, ce qui entraîne des périodes de charge cyclique de plus en plus longues. Les charges plus élevées ont sollicité davantage l’infrastructure existante, en particulier les structures construites sur des fondations fragiles, comme la tourbe. Les bases molles, les soulèvements par le gel, les pertes de capacité portante, les glissements de pente et les affaissements sont des problèmes courants liés aux remblais et aux voies de chemin de fer construits sur de la tourbe.

    1.6.3 Rapport d’enquête ferroviaire R04Q0040 du BST

    Le 17 août 2004, 18 wagons-citernes du train U-781-21-17, un train-bloc de produits pétroliers de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, ont déraillé dans la zone marécageuse de la Grande Plée Bleue, près de Saint-Henri-de-Lévis (Québec)Note de bas de page 14. L’enquête du BST a porté sur la stabilité de la plateforme et les effets de la charge cyclique d’essieu sur les fondations en tourbe.

    Le chargement des trains génère une pression d’eau interstitielle qui peut causer une déformation cyclique excessive, un tassement du remblai ou une rupture rapide en cisaillement des remblais et des fondations en tourbe. Lorsqu’un sol est saturé, l’eau remplit les espaces interstitiels entre les particules du sol. Par conséquent, la pression hydraulique de l’eau dans les vides du sol exerce une pression sur les particules du sol. L’eau supporte initialement une partie de la charge, de sorte qu’elle n’est pas entièrement transmise au sol. Cependant, comme l’eau n’a pas de résistance au cisaillement, la contrainte de contact effective entre les particules du sol détermine la résistance du sol.

    Dans le cadre de l’enquête sur le déraillement survenu près de Saint-Henri-de-Lévis, plusieurs trous de forage ont été réalisés pour permettre d’établir le profil stratigraphique le long de la ligne de centre de la voie ferrée et de mettre en place des instruments pour mesurer les variations de pression d’eau interstitielle et la déformation verticale du sol sous la charge d’un train. Les mesures ont indiqué que les valeurs moyennes de déplacement vertical et de pression interstitielle ont tendance à augmenter avec le nombre de wagons qui passent, ce qui crée une accumulation en fin de passage d’un train. Après le passage du dernier wagon, les surpressions se dissipent progressivement; cependant, des tassements résiduels subsistent. Les mesures ont également révélé que les tassements résiduels sont cumulatifs : ils s’accumulent sous l’effet des passages répétés des trains, surtout des trains lourdement chargés. Les mesures en temps réel des déplacements verticaux sous la voie ferrée ont confirmé que ces tassements permanents peuvent atteindre plusieurs centimètres par année.

    L’enquête, qui comprenait des études géotechniques réalisées à la demande du BST, a également permis de montrer comment la plateforme peut progressivement se rompre. Elle a établi que le passage répété de trains chargés entraîne une pression interstitielle maximale au centre de la couche de tourbe et que l’intensité de la pression interstitielle dépend de la charge d’essieu et de la vitesse du train. Ces surpressions réduisent la résistance au cisaillement de la tourbe, ce qui engendre une distorsion et un réalignement progressif des fibres de tourbe en 2 plans de cisaillement à mesure que le tassement permanent sous la voie ferrée augmente. Les fibres sont brisées progressivement à partir du centre de la couche de tourbe. Lorsque la résistance au cisaillement de la tourbe est atteinte, la plateforme peut se rompre subitement par poinçonnement, provoquant des tassements importants et soudains et l’affaissement de la voie ferrée.

    L’enquête a permis de déterminer que le déraillement survenu près de Saint-Henri-de-Lévis s’est vraisemblablement produit lorsque les wagons n’ont pas pu négocier l’affaissement soudain de la voie provoqué par la rupture de la plateforme, très probablement causée par le poinçonnement de la couche de tourbe sous-jacente. Le poids des essieux, le tonnage, la vitesse et la fréquence de passage des trains peuvent contribuer au poinçonnement.

    Étant donné la nécessité de poursuivre les efforts de recherche afin de mieux comprendre ces phénomènes et de réduire les risques, le Bureau a recommandé que 

    le ministère des Transports et l’industrie ferroviaire effectuent des études en profondeur du comportement des matériaux organiques saturés sous charge cyclique.
    Recommandation R07-03 du BST

    À la suite d’une étude en profondeur du comportement des matériaux organiques saturés sous charge cyclique menée par l’équipe du programme de recherche sur les risques géologiques en transport ferroviaire du Centre de développement des transportsNote de bas de page 15 en septembre 2012, le Bureau a estimé que la réponse à la recommandation dénotait une attention entièrement satisfaisante.

    1.7 Inspections de la voie

    1.7.1 Inspections par véhicule rail–route

    La voie dans le secteur du déraillement a été inspectée par un véhicule rail–route à 3 reprises la semaine précédant le déraillement (tableau 2), ce qui dépasse l’exigence de 2 inspections hebdomadaires prévue par le RSV pour les voies de catégorie 4. Aucun défaut n’a été observé.

    Tableau 2. Inspections de la voie effectuées par véhicule rail–route dans le secteur du déraillement du 19 au 25 mai 2020
    Date Point milliaire Méthode
    2020-05-19 De 5,0 à 34,15 Véhicule-test léger*
    2020-05-21 De 5,0 à 28,0 Véhicule-test léger
    2020-05-25 De 5,0 à 12,0 Véhicule-test léger
    2020-05-25 De 12,0 à 19,0 Observation**

    * Le véhicule-test léger est un véhicule rail–route équipé d’un système de contrôle de la géométrie qui complète les inspections de sécurité ferroviaire effectuées à l’aide d’un système autonome de mesure de la géométrie de la voie ou d’une voiture d’évaluation de la voie en mesurant divers aspects essentiels de la géométrie de la voie, y compris le dévers, la courbure et l’écartement.
    ** Cette méthode consiste à effectuer une inspection visuelle, qui peut se faire en véhicule rail–route ou à pied.

    1.7.2 Inspections de détection des défauts de rail

    L’inspection de détection des défauts de rail est un essai non destructif précoce visant à détecter les défauts internes du rail, afin que des mesures correctives puissent être prises avant la rupture du rail.

    Au cours des 12 mois précédant le déraillement, une inspection de détection des défauts de rail a été effectuée à 4 reprises en 2019 (27 juin, 30 août, 8 novembre et 31 décembre) et à 2 reprises en 2020 (25 février et 1er mai).

    L’inspection du 31 décembre 2019 a révélé un trou d’éclissage fissuré à un joint au point milliaire 14,079, et l’inspection du 1er mai 2020 a révélé un trou d’éclissage fissuré à un joint au point milliaire 26,046.

    1.7.3 Inspections à l’aide du système autonome de mesure de la géométrie de la voie

    Le système autonome de mesure de la géométrie de la voie (ATGMS) fait une lecture optique sans contact au moyen d’un laser fixé sous un wagon couvert afin de détecter les défauts en temps quasi réel. Il peut fonctionner à partir de tout train à la vitesse autorisée sur la voie, jusqu’à 80 mi/h. Il signale les défauts critiques à l’aide de la fonction de cartographie du système d’information géographique. « En regroupant des renseignements sur les défauts, le système est en mesure de prédire la détérioration des voies et ainsi d’améliorer le service, de réduire le nombre de déraillements et d’arrêts non planifiés et de permettre une planification plus poussée de l’entretien des voiesNote de bas de page 16 ». Le wagon couvert peut être placé en toute position dans le train; il ne requiert aucune formation de train particulière. En général, le wagon est envoyé itérativement sur de longs trajets afin d’obtenir des mesures répétées et de s’assurer que toutes les lignes principales et voies d’évitement parallèles sont inspectées. Le CP exploite actuellement 3 wagons couverts munis d’un ATGMS dans ses trains de marchandises commerciaux.

    En 2020, avant l’événement à l’étude, un wagon couvert muni d’un ATGMS a été utilisé dans le secteur du déraillement les 21 et 31 mars, les 15 et 23 avril, et les 1er et 15 mai. Les enregistrements graphiques des essais ont permis de déceler les conditions suivantes entre les points milliaires 12 et 13 :

    • S22 – Déplacement vertical d’un cordeau de 22 pieds le long de la surface du rail.
    • R31 – Mesure, en pouces, de la gradation du dévers sur un tronçon de voie de 31 pieds; lorsqu’on constate un affaissement de la surface du rail, on le compare à la mesure prise pour les 31 pieds de rail précédents.
    • RC55 – Taux de variation du nivellement transversal sur un tronçon de voie de 55 pieds.
    • D ELV T – Défauts d’élévation de conception en alignement qui indiquent un dévers excessif de la voie en alignement.

    Comme les conditions enregistrées par le wagon couvert muni d’un ATGMS n’atteignaient pas les seuilsNote de bas de page 17 indiqués dans le document Track Evaluation Cars: Guidelines for Defects & Reports du CP, elles ont été mises sous surveillance, mais elles n’exigeaient aucune autre mesure.

    1.7.4 Inspections par voiture d’évaluation de la voie

    Des inspections au moyen d’une voiture d’évaluation de la voie sont effectuées de façon périodique dans la subdivision d’Ignace. Ces inspections visent principalement à mesurer et à évaluer l’alignement de la voie, les variations de surface, les variations du nivellement transversal, l’écartement, la courbure et d’autres propriétés géométriques de la voie, à l’aide d’un véhicule ferroviaire chargé.

    Les défauts relevés au cours d’une inspection par voiture d’évaluation de la voie sont classés comme nécessitant une intervention prioritaire, quasi urgente ou urgenteNote de bas de page 18.

    • Un défaut nécessitant une intervention prioritaire n’a pas encore atteint les limites critiques définies par le RSV, mais il tend à s’en approcher. Un tel défaut doit être corrigé le plus rapidement possible pour éviter qu’il se détériore et devienne un défaut nécessitant une intervention urgente.
    • Un défaut nécessitant une intervention quasi urgente est un défaut prioritaire qui est à moins de ⅛ pouce de nécessiter une intervention urgente.
    • Un défaut nécessitant une intervention urgente dépasse les limites prescrites par le RSV et exige une correction immédiate et l’imposition d’une limitation de vitesse obligatoire (à moins qu’il ne soit corrigé avant le passage du train suivant).

    Des essais ont été effectués par voiture d’évaluation de la voie dans la subdivision d’Ignace le 16 septembre 2019, le 24 octobre 2019 et le 7 avril 2020. Les défauts suivants ont été relevés et corrigés dans le secteur du déraillement avant l’événement :

    • Le 16 septembre 2019, 4 défauts D ELV T nécessitant une intervention urgente et 10 défauts D ELV T nécessitant une intervention quasi urgente ont été détectés aux environs du point milliaire 12. On a également relevé des conditions RC55 n’exigeant aucune autre mesure.
    • Le 24 octobre 2019, 1 défaut D ELV T nécessitant une intervention prioritaire a été détecté.
    • Le 7 avril 2020, 8 défauts R31, mesurant entre ¾ et 1 ¼ pouce, ont été détectés sur les rails nord et sud entre les points milliaires 11,7 et 13,5. De plus, l’essai a permis de déceler 3 défauts S22 nécessitant une intervention prioritaire au point milliaire 13,5. Ces défauts correspondaient à des soulèvements par le gel et ont été corrigés par un nivellement par calage et un nivellement de la voie. Dans 2 cas, les défauts R31 ont été décelés au même endroit sur les 2 rails, ce qui indique un affaissement de la voie.

    1.8 Entretien de la voie

    Dans le secteur du déraillement, il y avait des ondulations dans le profil de la voie et des variations dans l’alignement de la voie. Les soulèvements par le gel étaient également fréquents en hiver, entre le gel et le dégel, et se poursuivaient parfois jusqu’en juin. Ils sont causés par le gel de l’excès d’humidité dans le sol de la plateforme. Lorsque l’eau stagnante contenue dans la plateforme gèle, elle forme des lentilles de glace qui provoquent le soulèvement du sol et de la voie au-dessus. Le soulèvement par le gel entraîne des défauts de surface, de profil et d’alignement de la voie qui peuvent être difficiles à corriger du fait que la voie est gelée. L’abaissement d’une voie après son soulèvement est une opération très difficile; la compensation du soulèvement ne peut se faire que par un épandage de sel et un nivellement par calage de la voie dans les sections inégales et onduléesNote de bas de page 19.

    L’installation de cales de rail exige beaucoup de travail, et les zones corrigées nécessitent un nivellement localisé. Pour effectuer le nivellement par calage, il faut retirer les anticheminants, puis soulever le rail et les selles de rail des traverses. Des cales de rail sont installées entre la selle et la traverse. Le rail et les selles de rail sont ensuite réinstallés, et les anticheminants sont remis en place lorsque la voie se tasse de nouveau dans le ballast.

    Dans le secteur du déraillement, durant l’hiver 2019-2020, 5600 cales de rail ont été installées par les équipes de district qui travaillent d’une subdivision à l’autre. Les difficultés liées aux activités de nivellement par calage au cours de l’hiver précédant l’événement ont été aggravées par des problèmes d’équipementNote de bas de page 20.

    En plus des activités de nivellement par calage, les dossiers d’entretien de la voie du CP montrent qu’au point milliaire 12,8, dans le secteur du déraillement, le personnel d’entretien de la voie a procédé à l’élimination de joints par soudage en bout par étincelage les 23 et 24 mai 2019 et le 20 mai 2020, ainsi qu’à un nivellement de la voie le 17 septembre et les 22 et 24 octobre 2019.

    1.9 Technologies d’inspection des géorisques

    Le Programme de recherche sur les géorisques ferroviaires du Centre de développement des transports est une collaboration entre compagnies de chemin de fer canadiennes, organismes fédéraux, universités et autres parties prenantes visant à concevoir et évaluer des solutions scientifiques et techniques afin d’aider les compagnies de chemin de fer à gérer les géorisquesNote de bas de page 21.

    Les procédures et technologies d’inspection des chemins de fer reposent essentiellement sur des évaluations de l’état de la voie en surface. Elles sont efficaces pour observer les tassements de la voie; par contre, la distorsion des fibres de tourbe, ou plutôt le niveau de compression dans la couche de tourbe, est invisible à l’œil nu ou lors des inspections de surface. Par conséquent, un affaissement imminent est très difficile à déceler. Le géoradar peut mesurer le tassement cumulatif sur la tourbe et aider à évaluer le risque d’affaissement soudain de la plateforme. Les compagnies de chemin de fer ont étudié l’utilisation de la technologie du géoradar pour confirmer l’état sous-jacent de la plateforme, cartographier l’étendue du problème et élaborer des programmes de remise en étatNote de bas de page 22. Le CP n’a pas utilisé cette technologie dans la subdivision d’Ignace.

    1.10 Réparations, entretien et inspections de la voie après l’événement

    Pour réparer la voie après le déraillement, les rails endommagés du point milliaire 12,5 au point milliaire 12,8 ont été remplacés par 1600 pieds de longs rails soudés neufs de 136 livres, avec des anticheminants à chaque traverse.

    Une berme de pied a été aménagée du côté nord, du point milliaire 12,5 au point milliaire 12,8, pour stabiliser le secteur. Le remblai existant du côté sud a également été prolongé jusqu’au point milliaire 12,8. Les bermes de pied sont utilisées pour élargir la base d’un remblai, ce qui répartit la charge sur une plus grande surface et augmente le facteur de sécurité du remblai contre la rupture par glissement circulaireNote de bas de page 23.

    Les dossiers d’entretien de la voie du CP indiquent que des travaux de nivellement de la voie ont été effectués dans le secteur dans les jours qui ont suivi le déraillement, soit du 26 au 28 mai 2020. Les inspections menées après ces travaux indiquent toutefois que des problèmes de nivellement transversal persistaient.

    Les inspections effectuées par voiture d’évaluation de la voie les 27 mai, 19 juin et 5 juillet indiquaient que les conditions RC55 persistaient. Une inspection réalisée le 16 septembre a permis de déceler 4 défauts D ELV T nécessitant une intervention urgente, mesurant entre 1 ¼ et 1 ⅜ pouce, du point milliaire 12,8 au point milliaire 12,9.

    Un wagon couvert muni d’un ATGMS a été utilisé le 8 juillet et le 7 août. Dans l’essai du 8 juillet, 2 défauts D ELV T nécessitant une intervention quasi urgente ont été détectés aux environs du point milliaire 12. Dans l’essai du 7 août, 1 défaut D ELV T nécessitant une intervention urgente et 5 défauts D ELV T nécessitant une intervention quasi urgente ont été détectés sur le même tronçon de voie.

    Les défauts de dévers, constatés lors de l’inspection réalisée le 27 mai par voiture d’évaluation de la voie et celle réalisée le 7 août au moyen du wagon couvert muni d’un ATGMS, n’étaient pas situés dans une courbe, ce qui indique que 1 rail était plus haut que l’autre sur une voie en alignement. Les rails d’une voie en alignement doivent avoir la même hauteur. Si ce n’est pas le cas, les wagons peuvent se balancer et éventuellement dérailler lorsqu’ils traversent un tel tronçon de voie. Le chargement des wagons, la suspension et l’état des bogies peuvent également accroître le risque de déraillement.

    1.11 Autre événement survenu dans le secteur du déraillement

    Le 17 juin 2020, 22 jours après l’événement à l’étude, la locomotive en milieu de train et 17 wagons du train 3850-003 du CP, qui roulait en direction est dans la subdivision d’Ignace, ont déraillé près du point milliaire 12,9. Le train était propulsé par 2 locomotives à TR, soit 1 en tête et 1 en milieu de train. Il tirait 157 wagons à charbon chargés, mesurait 8364 pieds et pesait 21 394 tonnes. Le BST n’a pas enquêté sur cet événement.

    On a constaté un flambage de la voie, et le CP a estimé que ce déraillement était attribuable à un alignement irrégulier de la voie. Au moment du déraillement, une limitation temporaire de vitesse de 25 mi/h était en vigueur entre le point milliaire 12,5 et le point milliaire 13,2 à la suite du déraillement à l’étude survenu le 25 mai, et une limitation de vitesse en raison de la chaleur était également en vigueur, car la température au moment de l’événement était de 32 °C.

    Dans la subdivision d’Ignace, les trains-blocs chargés circulent en direction est, ce qui contribue au mouvement des rails vers l’est. À la suite du déraillement à l’étude survenu le 25 mai, la voie endommagée avait été réparée à l’aide de nouvelles sections de voie préfabriquées encadrées d’anticheminants à chaque traverse; la voie non endommagée à l’ouest de la réparation était toujours encadrée d’anticheminants toutes les 2 traverses. Le tronçon de voie réparé était donc plus solidement fixé que le tronçon non endommagé à l’ouest, si bien que les rails du tronçon non endommagé étaient poussés contre les rails du tronçon réparé, ce qui a probablement contribué au flambage de la voie.

    1.12 Données du consignateur d’événements de locomotive

    Les locomotives étaient munies de consignateurs d’événements de locomotive (CEL). Un examen des données de la locomotive de tête a confirmé qu’un freinage d’urgence provenant de la conduite générale avait été déclenché juste avant le déraillement. Les données du CEL ont également indiqué qu’avant le freinage d’urgence, il n’y a pas eu de problèmes importants liés à la conduite du train, comme des modulations erratiques du manipulateur ou encore des accélérations ou décélérations soudaines. Au moment du freinage d’urgence, le train roulait à 46 mi/h et le manipulateur était réglé à la position 8 depuis 1 heure et 19 minutes.

    Les horodateurs des CEL de la locomotive de tête et de la locomotive télécommandée ont été synchronisésNote de bas de page 24. Les données des 2 locomotives ont également été analysées afin de comparer les profils de vitesse des 2 groupes de traction (de tête et télécommandé) entre le moment où le freinage d’urgence a été déclenché et celui où le train s’est immobilisé après le déraillement. Avant le déraillement, les profils de vitesse correspondaient à 0,5 mi/h près, ce qui indique que le système de TR a fonctionné comme prévu, même pendant le freinage d’urgence provenant de la conduite générale.

    Un examen des renseignements sur le profil de vitesse a permis de déterminer que dans les premiers moments du déraillement, le taux de décélération de la locomotive de tête est devenu plus marqué que celui de la locomotive télécommandée (figure 6). La partie avant s’est séparée derrière le 26e wagon (plus près de la locomotive de tête) et a poursuivi sa course en freinage d’urgence jusqu’à ce qu’elle s’immobilise. Les wagons situés immédiatement derrière cette séparation (de la 27e à la 54e position) se sont arrêtés rapidement en raison du freinage d’urgence, mais la locomotive télécommandée a continué de pousser pendant une autre seconde (ce qui a entraîné une augmentation momentanée de la vitesse) jusqu’à ce qu’elle détecte la commande de freinage d’urgence et qu’elle ralentisse. Pendant cette courte période, un 2e groupe de wagons (de la 59e à la 83e position) a déraillé, laissant 4 wagons sur la voie entre les 2 empilements de wagons déraillés. La différence entre les profils de vitesse de la locomotive de tête et de la locomotive télécommandée (figure 6) explique pourquoi il y a eu 2 empilements distincts de wagons déraillés.

    Figure 6. Graphique indiquant les profils de vitesse de la locomotive de tête et de la locomotive télécommandée pendant le déraillement (Source : BST, d’après les données provenant des consignateurs d’événements de locomotive)
    Image
    Graphique indiquant les profils de vitesse de la locomotive de tête et de la locomotive télécommandée pendant le déraillement (Source : BST, d’après les données provenant des consignateurs d’événements de locomotive)

    1.13 Simulations des forces dynamiques du train

    En janvier 2021, le BST a effectué une simulation des forces dynamiques du train à l’étude aux environs du point milliaire 12 de la subdivision d’Ignace afin de vérifier les forces exercées le long du train et de déterminer si elles pouvaient être la cause du déraillement. Les résultats suivants ont été obtenus :

    • Les forces maximales exercées le long du train avant le freinage d’urgence étaient de 84 kips alors que le train roulait à 46 mi/h et que le manipulateur était réglé à la position 8. Le train circulant à cette vitesse sur une voie en alignement n’aurait pas généré de forces de traction élevées.
    • Une simulation du freinage d’urgence déclenché aux environs du point milliaire 12,8 a montré une force maximale de compression le long du train de 216 kips, ce qui n’aurait pas été suffisant pour que la queue du train exerce une force importante sur les wagons qui la précèdentNote de bas de page 25. Cela correspond aux données enregistrées par les CEL, qui n’indiquaient aucun changement soudain de vitesse.

    Les données recueillies et examinées par le BST dans le cadre de son enquête ont également indiqué ce qui suit :

    • Les mâchoires d’attelage des wagons à l’étude avaient une capacité nominale de plus de 300 kips à l’état neuf, en l’absence de toute faiblesse ou défectuosité. Les forces maximales exercées le long du train déterminées dans le cadre de la simulation étaient inférieures à cette valeur.
    • Sur plusieurs pentes ascendantes précédentes, du point milliaire 67 au point milliaire 61, du point milliaire 44 au point milliaire 40, ainsi qu’au point milliaire 19, les 2 locomotives de tête ont généré des forces de traction de 115 à 155 kips. En raison des forces de traction 50 % plus élevées s’exerçant sur les wagons près de la tête du train, si une mâchoire d’attelage avait été défectueuse, elle se serait fort probablement rompue sur ces pentes ascendantes plutôt que sur le lieu du déraillement.

    Le BST a également effectué des simulations des forces dynamiques du train afin de déterminer la différence entre les forces générées le long du train lorsqu’on utilise une locomotive télécommandée en queue de train plutôt qu’une unité de détection et de freinage (UDF) lors du déclenchement ou de la propagation d’un freinage d’urgence. Les résultats ont indiqué que, si le train à l’étude avait été équipé d’une locomotive télécommandée en queue de train (configuration 2-1-1 au lieu de 2-1-0Note de bas de page 26), les forces maximales exercées le long du train pendant le freinage d’urgence auraient été réduites à 196 kips.

    1.14 Gestion des forces exercées le long du train

    L’exploitation des trains a beaucoup changé ces dernières années. Les locomotives plus récentes ont une capacité de freinage dynamique et des systèmes de gestion de l’énergie améliorés. Ces locomotives, lorsqu’elles sont réparties au milieu et/ou en queue de train, ainsi que l’amélioration des méthodes de formation et de conduite des trains, ont permis aux compagnies de chemin de fer d’exploiter des trains plus longs et plus lourds. Les trains longs et lourds peuvent générer d’importantes forces de compression et de traction en raison du jeu des attelages, ce qui entraîne une augmentation des forces exercées le long du train. Pour minimiser ces forces et prévenir les déraillements et/ou réduire leur gravité, il faut tenir compte des éléments suivants :

    • la formation des trains;
    • la position des locomotives à TR dans un train;
    • la conduite des trains;
    • la topographie du territoire sur lequel un train circule ainsi que la pente et la courbure de la voie qui y sont associées.

    1.14.1 Exploitation d’un train à traction répartie

    Les systèmes de TR permettent de commander de manière synchrone ou indépendante jusqu’à 4 locomotives télécommandées réparties le long d’un train. Les commandes de conduite du train utilisées sur la locomotive de tête sont transmises à chacune des locomotives télécommandées par l’entremise d’une radio de TR. Lorsque les locomotives télécommandées reçoivent le message radio, elles répondent en exécutant les commandes de conduite du train. Lorsque le train fonctionne en mode synchrone à TR, les signaux envoyés par la locomotive de tête assurent un fonctionnement synchrone avec les locomotives télécommandées.

    Les systèmes de TR réduisent les forces exercées sur les bras d’attelage, ce qui permet d’exploiter en toute sécurité des trains plus lourds. Ils assurent également un freinage plus rapide et des distances de freinage plus courtes.

    Les trains à TR peuvent être configurés soit avec une locomotive télécommandée en queue de train, soit avec une UDF. Une UDF est un dispositif électronique installé sur l’attelage arrière du dernier wagon et relié à la conduite générale. L’UDF détecte le mouvement du train, surveille la pression dans la conduite générale en queue de train et transmet les renseignements par radio à la locomotive de commande, où ils sont affichés dans la cabine. Les UDF permettent aux mécaniciens de locomotive de déclencher simultanément un freinage d’urgence à partir des 2 extrémités du train. Lorsqu’un train est muni d’une UDF, il peut serrer d’urgence tous ses freins en 2 fois moins de temps qu’il n’en faudrait à un train semblable dont la configuration ne comporte que des locomotives de tête.

    Toutefois, comparativement aux locomotives télécommandées en queue de train, les UDF présentent certaines limites. Elles ont une portée de communication plus courte avec la locomotive de tête (1 ½ à 1 ¾ mille, au lieu de 3 à 4 milles), bien que leur portée puisse être étendue lorsqu’elles sont utilisées avec des répéteurs Note de bas de page 27. Même avec les répéteurs, les UDF ne transmettent que les commandes de freinage d’urgence, contrairement aux locomotives télécommandées en queue de train, qui transmettent également le serrage des freins de service et d’autres renseignements, notamment le réglage du manipulateur et du frein dynamique. Les UDF ont aussi un étrangleur de la conduite générale de plus petite taille. Par conséquent, elles exigent plus de temps pour propager les signaux de freinage d’urgence, elles peuvent engendrer des forces plus élevées le long du train Note de bas de page 28 et elles nécessitent des distances d’arrêt plus longues.

    1.14.2 Classement zonal dans les trains

    Le logiciel TrAM (Train Area Marshalling ou classement zonal dans les trains) est le programme de formation des trains exclusif du CP, lancé en décembre 2003 et mis à jour à plusieurs reprises depuis. Le TrAM détermine le positionnement stratégique des wagons et des locomotives télécommandées à TR dans un train permettant d’obtenir une répartition optimale du poids et de la puissance motrice. Le TrAM aide à maintenir les forces exercées le long du train à des niveaux acceptables (en dessous de 200 kipsNote de bas de page 29 de force de compression ou de traction en régime stable) dans une plage normale de conditions de conduite et d’exploitation du train.

    Le TrAM est fondé sur l’exploitation normale des trains et comprend un ensemble complet de règles de formation des trains conçues pour appliquer des restrictions de formation des trains en fonction de la topographie du territoire d’exploitation d’un train. Le CP a classé la topographie de ses subdivisions en zones de TrAM allant de 1 à 5, qui se distinguent par leurs pentes ascendantes et descendantes, les courbures de la voie et le profil ondulé de la voie. En fonction de l’itinéraire du train, la zone de TrAM 1 est celle qui présente le moins de restrictions de formation des trains, et la zone de TrAM 5 est celle qui en présente le plus.

    Environ 85 % de l’ensemble du réseau de voies ferrées du CP est considéré comme étant de zone de TrAM 1, y compris la subdivision d’Ignace sur l’itinéraire entre Winnipeg et Thunder Bay.

    Le train était formé selon une configuration 2-1-0, ce qui était conforme aux exigences du TrAM pour les trains-blocs céréaliers chargés qui sont exploités en zone 1. Il respectait également les instructions du CP relatives aux trains à TRNote de bas de page 30.

    1.15 Augmentation de la taille des trains-blocs céréaliers

    Le 4 décembre 2018, le CP a dévoilé un nouveau modèle de train à haute efficacité d’une longueur de 8500 pieds Note de bas de page 31. Il peut transporter plus de 40 % de céréales de plus que le modèle de train de 7000 pieds, lorsqu’il est combiné à la capacité supplémentaire des nouveaux wagons-trémies à haute efficacité du CP. Les nouveaux wagons peuvent transporter 10 % de céréales de plus selon le poids et 15 % de plus selon le volume que les anciens wagons du gouvernement du Canada qu’ils remplacent Note de bas de page 32. Bon nombre des wagons en cause dans le déraillement étaient de nouveaux wagons-trémies à grande capacité. Ils possédaient tous une capacité de charge brute sur rail de 286 000 livres ou moins, selon leur âge et leur conception, et ils avaient été entretenus conformément aux normes de l’industrie.

    Après la mise en service des trains à haute efficacité, le CP a de nouveau augmenté la longueur des trains-blocs céréaliers; ceux exploités de Bowden (Alberta) à Vancouver (Colombie-Britannique) étaient composés de 168 nouveaux wagons-trémies à grande capacité chargés de 18 480 tonnes de céréales et mesuraient 9700 pieds.

    Le 13 mars 2020, le CP a commencé à exploiter des trains-blocs céréaliers encore plus longs sur l’itinéraire entre Winnipeg et Thunder Bay. Entre le 13 mars 2020 et le moment de l’événement à l’étude, 32 trains de ce type ont été exploités sur cet itinéraire, selon la fréquence suivante :

    • mars : 4 trains
    • avril : 16 trains
    • mai : 12 trains

    En moyenne, les 32 trains transportaient 224 wagons, pesaient 30 937 tonnes et mesuraient 13 083 pieds (54 % de plus que les trains à haute efficacité de 8500 pieds). Le train le plus long transportait 243 wagons chargés de céréales, pesait 33 320 tonnes et mesurait 14 219 pieds.

    Entre le moment du déraillement et le 31 décembre 2020, le CP a exploité 34 trains longs et lourds semblables sur cet itinéraire.

    1.16 Systèmes de gestion de la sécurité ferroviaire

    Le Règlement de 2015 sur le système de gestion de la sécurité ferroviaire (Règlement sur le SGS), qui est entré en vigueur en 2015, exige que les compagnies de chemin de fer élaborent et mettent en œuvre un système de gestion de la sécurité (SGS). Bien que le Règlement sur le SGS précise les processus à inclure dans le SGS d’une compagnie, il laisse aux compagnies de chemin de fer une certaine marge de manœuvre pour déterminer la façon la plus appropriée de mettre en œuvre ces processus, en fonction des facteurs qui leur sont propres.

    Le Règlement sur le SGSNote de bas de page 33 exige notamment un processus d’évaluation des risques dans le cadre duquel les compagnies de chemin de fer doivent effectuer des évaluations pour cerner les risques et prendre les mesures correctives nécessaires.

    Le paragraphe 15(1) du Règlement sur le SGS prévoit notamment ceci :

    La compagnie de chemin de fer effectue une évaluation des risques dans les circonstances suivantes :

    [...]

    c) lorsqu’un changement proposé à son exploitation ferroviaire […] peut avoir une incidence sur la sécurité du public ou du personnel ou sur la protection des biens et de l’environnement

    [...]

    1.16.1 Système de gestion de la sécurité du Canadien Pacifique

    Conformément au Règlement sur le SGS, le CP a élaboré et mis en œuvre un SGS. Le SGS du CP comprend une politique et une procédure d’évaluation des risques et fait l’objet de mises à jour et de modifications régulières afin de favoriser une amélioration continue.

    La procédure d’évaluation des risques du CP énumère les conditions dans lesquelles il faut effectuer une évaluation des risques. L’une de ces conditions comprend tout changement proposé aux activités d’exploitation du CP qui pourrait [traduction] « créer ou aggraver un risque direct pour la sécurité des employés, des biens de la compagnie, des biens transportés par la compagnie, du public ou des biens adjacents au chemin de ferNote de bas de page 34 ». La procédure décrit comment évaluer chaque changement dans les activités d’exploitation à l’aide de l’outil d’évaluation des risques du CP. Le processus consiste à déterminer les événements indésirables potentiels et leurs conséquences probables qui pourraient survenir à la suite d’un changement dans les activités d’exploitation et à cerner leurs risques et les mesures d’atténuation requises.

    1.16.2 Évaluation par le Canadien Pacifique des changements dans l’exploitation des trains

    Le CP a procédé à une simulation pour évaluer et valider ses instructions relatives aux trains à TR avant que les nouveaux trains à haute efficacité soient mis en service en décembre 2018. La simulation tenait compte des conditions de la structure de la voie selon les exigences réglementaires et les normes de la voie du CP. La simulation a été réalisée pour des trains-blocs céréaliers chargés dont la longueur avait été augmentée à 168 wagons (au lieu de 112 wagons) sur l’itinéraire ouest entre Bowden et Vancouver en zone de TrAM 3. La subdivision d’Ignace, qui se trouve en zone de TrAM 1 moins restrictive, n’a pas fait partie de la simulation.

    Le CP n’a pas jugé que la mise en service des nouveaux trains à haute efficacité constituait un changement dans les activités d’exploitation exigeant une évaluation des risques, selon son interprétation du Règlement sur le SGS et son propre processus interne. Par conséquent, aucune évaluation des risques n’a été effectuée.

    1.16.3 Enquêtes antérieures du BST liées à des changements dans les activités d’exploitation du Canadien Pacifique

    Depuis l’entrée en vigueur du nouveau Règlement sur le SGS en 2015, le BST a enquêté sur 6 autres événements où le CP n’avait pas jugé que ses changements opérationnels étaient suffisamment importants pour nécessiter une évaluation des risquesNote de bas de page 35.

    À la suite de l’enquête du BST sur l’accident survenu à Yoho en février 2019Note de bas de page 36, quand un train de marchandises a déraillé et 3 membres de l’équipe ont été mortellement blessés, le Bureau a déterminé que les SGS des compagnies de chemin de fer ne permettent pas encore de cerner efficacement les dangers et d’atténuer les risques dans le transport ferroviaire. Lorsque les dangers ne sont pas cernés, que ce soit par les signalements, les analyses des tendances des données ou les évaluations de l’incidence des changements opérationnels, et lorsque les risques qu’ils posent ne sont pas rigoureusement évalués, des lacunes dans les moyens de défense peuvent ne pas être atténuées, ce qui augmente le risque d’accident. Le Bureau a également déterminé que, tant que la culture de sécurité générale et le cadre du SGS du CP n’incluront pas des moyens de cerner les dangers de façon exhaustive, notamment par l’examen des rapports de sécurité et l’analyse des tendances des données, et d’évaluer les risques avant d’apporter des changements opérationnels, le SGS du CP ne sera pas pleinement efficace. Par conséquent, en mars 2022, le Bureau a recommandé que 

    le ministère des Transports exige que la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique démontre que son système de gestion de la sécurité permet de cerner efficacement les dangers résultant des opérations, en utilisant toute l’information disponible, comme les signalements de dangers par les employés et les tendances des données; qu’il évalue les risques connexes; et qu’il mette en œuvre des mesures d’atténuation et en valide l’efficacité.
    Recommandation R22-03 du BST

    1.17 Rapport d’enquête sur des problèmes de sécurité SII R05-01 du BST

    En 2005, le BST a réalisé une enquête sur des problèmes de sécurité comprenant une analyse approfondie des déraillements de train et des relations qui existent entre ceux-ci et le tonnage des trains vraquiersNote de bas de page 37. Les trains-blocs constitués de wagons à grande capacité chargés posent des problèmes particuliers pour les lignes principales où des faiblesses de la voie (traverses, ballast et plateforme) peuvent être communes. La composition d’un train-bloc est habituellement uniforme, c’est-à-dire que tous les wagons sont de même conception et portent la même charge, et que leurs châssis et caisses réagissent à peu près de façon uniforme. Par conséquent, chaque wagon du train réagit aux irrégularités de la voie de la même manière que le wagon précédent, ce qui entraîne des impacts cumulatifs aux irrégularités rencontrées dans la structure de la voie. Les trains composés de nombreux wagons de même conception et à grande capacité de charge n’offrent que peu ou pas de possibilités de reprise élastiqueNote de bas de page 38 de la voie au cours de leur passage. Par conséquent, les trains-blocs à grande capacité peuvent accélérer la déformation permanente et habituellement non uniforme de la voie.

    1.18 Liste de surveillance du BST

    La Liste de surveillance du BST énumère les principaux enjeux de sécurité qu’il faut s’employer à régler pour rendre le système de transport canadien encore plus sûr.

    La gestion de la sécurité figure sur la Liste de surveillance 2022. Comme le montre cet événement, lorsque des changements aux opérations ferroviaires sont proposés, il faut déterminer tous les dangers potentiels et effectuer des évaluations des risques afin d’atténuer les dangers pour la sécurité.

    MESURES À PRENDRE

    L’enjeu de la gestion de la sécurité dans le transport ferroviaire demeurera sur la Liste de surveillance jusqu’à ce que les transporteurs démontrent à TC que leur SGS est efficace.

    2.0 Analyse

    Le train était exploité conformément aux exigences de la compagnie et de la réglementation. L’examen des renseignements consignés n’a révélé aucune anomalie de la voie de la subdivision d’Ignace de la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique (CP), aucune défectuosité du matériel roulant ni aucun problème lié à la conduite du train qui pourraient être considérés comme étant des facteurs de causalité du déraillement.

    L’enquête n’a pas permis de déterminer de façon concluante la cause de l’accident. L’analyse portera sur la stabilité de la voie, y compris l’état de la plateforme dans le secteur du déraillement, les effets des charges cycliques sur les fondations en tourbe, ainsi que la gestion des changements dans l’exploitation des trains.

    2.1 Nature et qualité de la plateforme de la voie

    Dans les environs du lieu de l’événement, il y avait des signes d’un certain mouvement de la plateforme, comme des ondulations dans le profil de la voie et des variations dans l’alignement de la voie.

    L’examen de 8 carottes géotechniques prélevées dans le secteur du déraillement (aux environs du point milliaire 12,8) a révélé que la couche de sous-ballast était constituée de sable à granulométrie médiocre, noir et brun, humide, meuble et à grains fins, qui contenait jusqu’à 16 % de limon. Un matériau renfermant plus de 10 % de limon et d’argile n’est pas considéré comme étant perméable et peut avoir une faible capacité portante, surtout s’il est saturé par une nappe phréatique élevée. Dans le secteur du déraillement, à partir d’une profondeur de 0,5 à 0,8 m, il y avait de l’eau libre, ce qui indique que le niveau de la nappe phréatique était très élevé. De la tourbe a été trouvée sous la couche de sous-ballast. La tourbe, un sol organique d’origine naturelle, se caractérise par une teneur élevée en eau, un mauvais drainage et une compressibilité élevée, ce qui réduit la résistance des fibres de tourbe.

    Une plateforme molle dans une zone de mauvais drainage crée des problèmes liés à la stabilité de la voie et à la perte de la capacité portante. Étant donné que la voie ferrée entre Winnipeg (Manitoba) et Thunder Bay (Ontario) a été construite il y a plus d’un siècle quand les techniques de construction et les matériaux étaient différents, il y a des endroits où le drainage de l’eau est toujours mauvais, où la plateforme est molle et où les défauts de géométrie sont récurrents. Un bon drainage est essentiel pour assurer la stabilité de la voie, mais il est impossible de drainer une vaste étendue de tourbière plate. En outre, il n’est pas réaliste de remplacer de longues sections de plateforme molle, et l’entretien continu du ballast ne permet généralement pas de résoudre les problèmes sous-jacents de mauvais drainage.

    Les mauvaises conditions de drainage sur le lieu du déraillement ont favorisé l’accumulation d’eau le long de la voie et sous celle-ci. Cette eau a donné lieu à un soulèvement de la plateforme par le gel hivernal, à des mesures différentielles du nivellement transversal de la voie et à la nécessité de fréquentes interventions de nivellement par calage et de nivellement de la voie pour maintenir l’alignement, la surface et le profil de cette dernière.

    Fait établi quant aux causes et aux facteurs contributifs

    Alors que le train circulait dans la subdivision d’Ignace du CP, sur un tronçon de voie en alignement présentant des mesures différentielles de nivellement transversal, il est probable que la capacité portante de la plateforme en tourbe molle et saturée a été dépassée, entraînant un affaissement soudain de la plateforme qui a provoqué le déraillement.

    2.2 Inspections de la voie

    La voie entre les points milliaires 12 et 13 avait fait l’objet de fréquentes inspections de la géométrie, qui avaient révélé des problèmes de surface et de nivellement transversal, ainsi que des défauts de géométrie (S22 – déplacement vertical, R31 – dévers, RC55 – variation du nivellement transversal et D ELV T – défauts d’élévation de conception en alignement). De tels défauts de géométrie de la voie peuvent être exacerbés par l’état des traverses, du ballast, de la plateforme et du drainage.

    Lors d’une inspection par voiture d’évaluation de la voie le 7 avril 2020, un défaut de surface du rail R31 de 1 ⅛ pouce nécessitant une intervention prioritaire a été détecté au même endroit sur les rails nord et sud, ce qui est inhabituel, car ce défaut se produit normalement sur 1 seul rail. Les défauts R31 créent un affaissement du rail; le passage de wagons lourdement chargés accentuerait cet affaissement au fil du temps, ce qui augmenterait les dommages causés aux traverses.

    Les défauts D ELV T étaient de ½ pouce ou moins, mais ils indiquaient un dévers sur la voie en alignement, où il ne devrait pas y en avoir. La présence d’un dévers sur une voie en alignement éloignée d’une courbe, comme dans le présent cas, est attribuable à un tassement différentiel entre les rails. Dans l’événement à l’étude, le rail sud était surélevé, ce qui indique que le rail nord s’était affaissé par rapport au rail sud. Cette situation aurait entraîné un transfert de charge vers le rail nord (le rail le plus bas). Bien que la voie double ait été enlevée du côté sud, le remblai est demeuré et a servi de berme de stabilisation pour le rail sud.

    Fait établi : Autre

    Les problèmes de surface et de nivellement transversal, ainsi que les défauts de géométrie détectés par les fréquents contrôles de la géométrie effectués avant le déraillement, constituaient des indices d’une plateforme possiblement instable aux environs du point milliaire 12.

    Les procédures et technologies d’inspection des chemins de fer reposent essentiellement sur des évaluations de l’état de la voie en surface. Elles sont efficaces pour observer les tassements de la voie; par contre, la distorsion des fibres de tourbe, ou plutôt le niveau de compression, est invisible à l’œil nu ou lors des inspections de surface. Bien que les procédures et technologies d’inspection des chemins de fer ne permettent pas de détecter directement le risque d’affaissement imminent de la plateforme, elles peuvent donner des indices d’une plateforme instable.

    Fait établi quant aux risques

    Les procédures et technologies d’inspection des chemins de fer qui reposent sur des observations de surface ne permettent pas de mesurer l’état sous-jacent de la plateforme, ce qui augmente le risque qu’un affaissement imminent de la plateforme ne soit pas détecté.

    2.3 Charges cycliques sur les fondations en tourbe

    Des études géotechniques ont révélé que, lorsqu’un train passe sur une fondation en tourbe, les rails se déplacent verticalement et la pression d’eau interstitielle augmente, ce qui réduit la résistance au cisaillement du sol et de la tourbe sous-jacente. Les valeurs moyennes de déplacement vertical et de pression interstitielle ont tendance à augmenter avec le nombre de wagons qui passent, ce qui crée une accumulation en fin de passage du train. Après le passage du dernier wagon, la surpression se dissipe progressivement. Cependant, il subsiste un tassement résiduel, qui est cumulatif; il s’accumule sous l’effet des passages répétés des trains, surtout des longs trains-blocs lourdement chargés.

    Le tassement du remblai sous le passage des trains entraîne une distorsion des fibres de tourbe sous-jacentes, un réalignement des fibres et une perte de résistance. La distorsion s’accentue avec l’augmentation de la charge d’essieu et de la vitesse, et les fibres de tourbe finissent par dépasser leur limite d’élasticité; dans ces conditions, les fibres sursollicitées peuvent se cisailler, ce qui entraîne un poinçonnement de la couche de tourbe sous-jacente ou une perte soudaine de la capacité portante.

    La longueur et la charge des trains n’ont cessé d’augmenter depuis la construction initiale du réseau ferroviaire canadien, ce qui sollicite davantage l’infrastructure existante. Entre le 13 mars et le 24 mai 2020, la longueur moyenne des 32 trains-blocs céréaliers chargés qui ont emprunté la subdivision d’Ignace était de 13 083 pieds, et leur poids moyen était de 30 937 tonnes. Le passage des trains céréaliers longs et lourds a provoqué des charges cycliques, et la pression d’eau interstitielle n’a pas pu se dissiper. Les charges cycliques ont exacerbé les anomalies de géométrie de la voie existantes, contribuant ainsi à l’affaissement de la plateforme.

    Fait établi quant aux causes et aux facteurs contributifs

    L’exploitation de trains-blocs constitués de wagons à grande capacité chargés a créé des périodes de charge cyclique plus longues, laissant peu de possibilités de reprise élastique de cette voie présentant des anomalies de géométrie, ce qui a accéléré la détérioration de la plateforme de la voie qui était intrinsèquement instable.

    2.4 Gestion des forces exercées le long du train

    Pour gérer efficacement les forces exercées le long du train, il faut adopter une approche systématique qui comprend la formation adéquate des trains et le positionnement stratégique des locomotives à traction répartie (TR) dans un train, en tenant compte de la topographie du territoire sur lequel le train circule, ainsi que de la pente et de la courbure de la voie.

    Les locomotives à TR peuvent être ajoutées selon plusieurs configurations dans un train. Dans l’événement à l’étude, le train respectait les instructions du CP relatives aux trains à TR et était formé selon une configuration 2-1-0, ce qui était conforme aux exigences du logiciel de classement zonal dans les trains (TrAM) du CP pour les trains-blocs céréaliers chargés circulant en zone de TrAM 1.

    Les locomotives à TR contribuent à réduire les forces exercées sur les bras d’attelage et améliorent la propagation des signaux des freins à air dans l’ensemble de la conduite d’air d’un train. Cela améliore la conduite des trains, réduit les forces exercées le long du train et raccourcit les distances de freinage.

    Une unité de détection et de freinage (UDF) a un étrangleur de la conduite générale de plus petite taille que celle des valves de commande de frein automatique et de mise à l’atmosphère de locomotive, et il faut plus de temps pour propager un signal de freinage d’urgence. La simulation a montré que si le train à l’étude avait été équipé d’une locomotive télécommandée en queue de train plutôt que d’une UDF, la propagation du signal de freinage d’urgence aux wagons de queue aurait été plus rapide et les forces exercées le long du train générées par la queue du train sur les wagons précédents pendant le freinage d’urgence auraient été moindres.

    Fait établi : Autre

    Un train équipé d’une locomotive télécommandée de queue réduit plus efficacement les forces exercées le long du train générées pendant un freinage d’urgence qu’un train muni d’une UDF.

    2.5 Changement dans les activités d’exploitation dans la subdivision d’Ignace

    En décembre 2018, le CP a mis en service un nouveau train à haute efficacité, plus long, pour accélérer le transport de la récolte de céréales de 2019-2020 jusqu’aux ports. Le CP a ensuite encore augmenté la longueur de ces trains. Les 32 trains-blocs céréaliers chargés qui ont circulé dans la subdivision d’Ignace entre le 13 mars et le 24 mai 2020 étaient, en moyenne, sensiblement plus longs et plus lourds que les premiers trains à haute efficacité. Le train à l’étude pesait 30 307 tonnes et mesurait 12 896 pieds.

    Des évaluations des risques doivent être réalisées avant de mettre en œuvre des changements opérationnels susceptibles de créer de nouveaux dangers ou d’accroître la gravité de dangers existants. Le CP avait déterminé qu’il n’était pas nécessaire d’effectuer une évaluation des risques avant la mise en service des trains à haute efficacité dans la subdivision d’Ignace. Par conséquent, il n’y a eu aucune occasion de reconnaître les charges cycliques sur la plateforme dans la subdivision d’Ignace comme un danger potentiel, et des mesures d’atténuation n’ont pas été envisagées.

    Fait établi quant aux risques

    Si aucune évaluation des limites de la plateforme de la voie n’est effectuée, les effets d’une charge cyclique accrue sont inconnus, ce qui augmente le risque d’affaissement de la plateforme menant à un déraillement.

    3.0 Faits établis

    3.1 Faits établis quant aux causes et aux facteurs contributifs

    Il s’agit des conditions, actes ou lacunes de sécurité qui ont causé l’événement ou y ont contribué.

    1. Alors que le train circulait dans la subdivision d’Ignace de la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, sur un tronçon de voie en alignement présentant des mesures différentielles de nivellement transversal, il est probable que la capacité portante de la plateforme en tourbe molle et saturée a été dépassée, entraînant un affaissement soudain de la plateforme qui a provoqué le déraillement.
    2. L’exploitation de trains-blocs constitués de wagons à grande capacité chargés a créé des périodes de charge cyclique plus longues, laissant peu de possibilités de reprise élastique de cette voie présentant des anomalies de géométrie, ce qui a accéléré la détérioration de la plateforme de la voie qui était intrinsèquement instable.

    3.2 Faits établis quant aux risques

    Il s’agit des conditions, des actes dangereux, ou des lacunes de sécurité qui n’ont pas été un facteur dans cet événement, mais qui pourraient avoir des conséquences néfastes lors de futurs événements.

    1. Les procédures et technologies d’inspection des chemins de fer qui reposent sur des observations de surface ne permettent pas de mesurer l’état sous-jacent de la plateforme, ce qui augmente le risque qu’un affaissement imminent de la plateforme ne soit pas détecté.
    2. Si aucune évaluation des limites de la plateforme de la voie n’est effectuée, les effets d’une charge cyclique accrue sont inconnus, ce qui augmente le risque d’affaissement de la plateforme menant à un déraillement.

    3.3 Autres faits établis

    Ces éléments pourraient permettre d’améliorer la sécurité, de régler une controverse ou de fournir un point de données pour de futures études sur la sécurité.

    1. Les problèmes de surface et de nivellement transversal, ainsi que les défauts de géométrie détectés par les fréquents contrôles de la géométrie effectués avant le déraillement, constituaient des indices d’une plateforme possiblement instable aux environs du point milliaire 12.
    2. Un train équipé d’une locomotive télécommandée de queue réduit plus efficacement les forces exercées le long du train générées pendant un freinage d’urgence qu’un train muni d’une unité de détection et de freinage.

    4.0 Mesures de sécurité

    4.1 Mesures de sécurité prises

    4.1.1 Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique

    La Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique (CP) a construit une berme de pied du côté nord de la voie pour équilibrer le remblai existant de l’ancienne voie ferrée du côté sud, et a effectué des travaux de remise en état et de stabilisation du côté sud de la voie après le déraillement. La berme de pied permet de répartir uniformément la charge de la plateforme et de contrer le tassement différentiel dans le secteur du déraillement.

    Le CP a effectué des simulations et a modifié la configuration de la traction répartie des trains céréaliers de 224 wagons. De tels trains sont désormais exploités avec une locomotive télécommandée en queue de train (configuration de train à traction répartie 2-1-1) plutôt qu’avec une unité de détection et de freinage (configuration de train à traction répartie 2-1-0, la configuration du train à l’étude). Les trains de 112 ou 168 wagons sont encore autorisés à circuler avec une unité de détection et de freinage au lieu d’une locomotive télécommandée en queue de train.

    Le présent rapport conclut l’enquête du Bureau de la sécurité des transports du Canada sur cet événement. Le Bureau a autorisé la publication de ce rapport le . Le rapport a été officiellement publié le .